Dans la lignée de deux études précédentes (La Démocratie contre les experts, 2015 ; La Cité et ses esclaves, 2019), le nouvel ouvrage de Paulin Ismard, Le Miroir d’Œdipe. Penser l’esclavage, entreprend de cerner la place paradoxale des esclaves dans la cité antique, en particulier à Athènes.
Le paradoxe est le suivant : à Athènes, les esclaves sont partout et nulle part à la fois. L’archéologie et maints passages des sources littéraires nous prouvent que les esclaves étaient omniprésents dans l’ordre de la production athénienne, au moins depuis la fin de la période archaïque : les activités agricoles, artisanales, minières de la cité reposaient sur eux. Mais aucun ouvrage antique qui nous soit parvenu ne prend les esclaves pour thème.
Faut-il conclure, dès lors, que les esclaves étaient absents du discours ? Le Miroir d’Œdipe montre en quoi une telle conclusion serait hâtive. Un discours antique sur l’esclavage existe, dans les marges des grands genres (philosophie, théâtre, histoire). Les esclaves antiques justifieraient ainsi l’inversion du mot d’Héraclite (DK B34) : absents, ils sont présents. Absents parce qu’il ne peut exister pour eux de communauté avec les hommes libres, les esclaves sont présents dans la mesure où c’est leur relégation aux marges qui fait tenir la société antique. « L’impossibilité d’inscrire la présence [des esclaves] dans le monde commun était la forme même de leur présence en son sein » (p. 18). C’est à l’étude de cette présence marginale que se consacre l’ouvrage.
Une « anthropologie de l’implicite »
L’auteur part de l’analyse marxiste proposée jadis par Moses Finley : si les esclaves sont présents en tout point de l’infrastructure de la cité antique et radicalement absents de la superstructure, c’est que l’esclavage n’avait pas à être défendu en termes idéologiques. Il reposait en effet sur la domination violente, comme le montre l’expérience de pensée proposée par Socrate au livre IX de la République de Platon, où un maître transporté avec ses esclaves dans un désert et privé de l’usage de la force doit flatter ses esclaves pour survivre. À Athènes et en Grèce plus largement, la violence instituée rendait superflue l’articulation d’une justification chargée d’assurer le consentement des dominés.
La formule originale de Finley est toutefois prudente : dans la cité grecque de l’époque classique, écrit l’historien britannique dans Démocratie antique et démocratie moderne, « il y avait peu de place pour l’idéologie au sens marxiste ». Or la marge ainsi laissée (« peu ») légitime les tentatives d’identifier en Grèce classique des justifications idéologiques de l’esclavage, par exemple chez Aristote. Paulin Ismard n’évoque malheureusement pas le débat qui opposa à ce sujet Charles Kahn et Malcolm Schofield [1]. Alors que le second refusait de considérer la théorie aristotélicienne de l’esclavage comme idéologique, au motif qu’elle est formulée sur la base d’arguments rationnels, Charles Kahn répondait que la faiblesse des arguments d’Aristote invitait à les interpréter comme une idéologie.
Quoi qu’il en soit d’Aristote, la rareté des sources offrant une discussion pro et contra de l’esclavage semble donner raison à Finley. P. Ismard propose dès lors de faire un pas de plus que l’historien anglais. Prenant acte de ce que la pensée des intellectuels antiques au sujet de l’esclavage est mince, il s’intéresse à leur pensée de l’esclavage, qui « se déploie le plus souvent entre les lignes ou dans la marge des textes les mieux connus, dans leur impensé ou à leur insu » (p. 14).
Pour mettre en lumière ce fait, P. Ismard suit la direction indiquée par Nicole Loraux, qui critiquait « l’anthropologie de l’explicite » et sa prédilection pour l’étude des pratiques ritualisées par lesquelles la cité antique organise son image. Une telle approche cède aux sirènes de la belle forme projetée par la cité ; une « anthropologie de l’implicite » (la formule est de P. Ismard, p. 18) est attentive à ce sur quoi les textes ne placent pas leur focale.
Trois éléments de l’ouvrage apparaissent donc centraux et méritent qu’on s’y arrête. Il y a, d’abord, la présence de l’esclavage au cœur des valeurs fondatrices de la cité, dont nous Modernes avons hérité. Il y a, ensuite, l’approche adoptée par P. Ismard pour expliciter cet implicite, celle des « entrelectures ». Il y a, enfin, l’interprétation psychanalytique, contestable, que l’auteur propose pour rendre compte de cette relégation.
L’homme libre, l’autre de l’esclave
Le premier apport de l’ouvrage se dégage dès le premier chapitre, consacré à une discussion de la liberté chez Platon et Aristote. Chez ces philosophes, l’homme libre se définit comme le contraire de l’esclave : il fait ce que ne fait pas l’esclave (contempler chez Platon, contempler et participer à la vie de la cité chez Aristote) ; il ne fait pas ce que fait l’esclave (travailler). L’homme libre est même dépendant de l’esclave pour exercer les activités les plus pleinement libérales. Ainsi, chez Aristote, la contemplation comme la politique justifient-elles que le maître du domaine confie à un intendant esclave l’administration de ses biens. L’esclave est donc à la fois le contour de l’homme libre et sa condition de possibilité.
L’auteur ne s’attarde pas, toutefois, sur une différence majeure entre Platon et Aristote : chez le premier (en tout cas dans le Théétète) l’activité politique est servile, ce qu’elle n’est pas chez le second. Il n’évoque pas non plus une dimension fondamentale de la présence de l’esclavage à Athènes, le rejet de toute forme de subordination comme une marque de servitude, relevé par Platon comme Aristote dans leurs analyses de la démocratie (Rep. 8.563d7-e1 ; Pol. 5.9 et 6.2).
Mais cette présence de l’esclavage au cœur de la définition de l’homme libre justifie, selon Paulin Ismard, une prise de recul vis-à-vis du « rapport que nous entretenons avec l’Antiquité classique » et des « rapports de domination dont nous héritons à travers elle, tant il est vrai que nous imaginons la cité classique spontanément, presque malgré nous, depuis la position des citoyens et des maîtres » (p. 163). Il y a, bien sûr, ce qu’on pourrait appeler le despoto-centrisme spontané avec lequel nous lisons les textes anciens. Mais il y a aussi, comme P. Ismard le montre dans son étude de la liberté athénienne, le risque d’être aveugle aux rapports qu’entretient le concept grec de liberté – dont nous sommes à maints égards les héritiers – avec l’esclavage. Chez Platon et Aristote, la liberté est tantôt définie comme ce dont l’esclave est privé, tantôt comme ce que permet le travail servile. Dans le discours démocratique athénien rapporté par les philosophes, par ailleurs, toute forme de sujétion est présentée comme une honteuse servitude. En appelant notre attention sur cette présence de l’esclavage au cœur de la liberté et de la démocratie athéniennes, l’essai de Paulin Ismard nous invite à nous prendre pour objets d’une « anthropologie de l’implicite ».
« Entrelectures » de l’esclavage
Si l’esclavage n’est présent dans le discours antique (et particulièrement athénien) qu’à la marge, P. Ismard choisit de le mettre en lumière grâce à l’éclairage d’autres textes où il occupe la même position liminaire. L’analogie fait alors œuvre de mise en valeur. P. Ismard s’engage donc dans des « entrelectures », fondées sur l’idée que « deux textes de fiction éloignés dans le temps ou l’espace ont le pouvoir de s’entrelire, c’est-à-dire de s’interpréter mutuellement, bien souvent à leur insu, et cela quel que soit l’ordre de succession qui est le leur » (p. 47).
P. Ismard utilise ainsi le roman Absalon, Absalon ! de W. Faulkner pour jeter une lumière neuve sur l’Œdipe-roi de Sophocle, dans le chapitre deux qui donne son titre à l’ouvrage entier. L’auteur montre que, chez Faulkner comme chez Sophocle, « les esclaves sont placés en position spéculaire. Ils rendent possible l’existence d’un monde qui est devenu illisible et incompréhensible à ceux qui l’habitent, et sont en quelque sorte les détenteurs de son énigme » (p. 50).
La pratique des entrelectures peut s’avérer cependant moins éclairante parfois, comme en témoigne le chapitre 4 consacré à la relation, par Diodore, de la révolte des esclaves de Sicile en 135 av. J.-C. Dans ses pages aussi fascinantes que stimulantes, P. Ismard dresse des analogies entre le mime que fait donner dans sa capitale d’Enna le roi Eunous, syrien et ex-esclave, afin de représenter la révolte des esclaves contre leurs maîtres, et le « théâtre documentaire » inventé au début des années 1920 par Erwin Piscator, dont le but était de « montrer la réalité des rapports sociaux » (p. 106). Mais l’auteur ne met pas pleinement en lumière les liens qu’il dresse entre les événements racontés par Diodore et l’œuvre de Piscator. Les premiers « instauraient (…) un temps de suspens » (p. 98) dans leur révolte, pour tenter d’en prendre conscience et de mieux la comprendre. Piscator, lui, visait « l’intervention active dans le cours des événements » (p. 106). La finalité paraît différente, sans parler de la différence de contexte : une élaboration de l’analogie aurait sans doute donné plus de clarté à cette entrelecture.
L’esclavage, un refoulé des sociétés antiques ?
Non seulement la cité est tenue, selon P. Ismard, par des êtres qu’elle exclut de son discours explicite ; elle organiserait même « consciemment » (p. 20) cette relégation. L’interprétation paraît cependant détachable de la thèse elle-même : il est possible d’affirmer, d’une part, que la cité antique tient par ses marges, mais ne parle que de son plein, sans soutenir, de l’autre, que son économie psychique exige cette relégation. Pourtant, P. Ismard insiste pour étayer cette interprétation psychologique dans plusieurs de ses chapitres, comme dans sa conclusion.
L’écart entre la thèse et son interprétation psychanalytique se lit dès le premier chapitre du livre. P. Ismard se
fonde sur la digression du Théétète de Platon, où Socrate revendique pour le philosophe le sort de Thalès, tombé dans un puits à force de contempler les étoiles, suscitant l’hilarité d’une esclave thrace plus au fait des réalités immédiates (174a). Pour Socrate, le philosophe ne peut que détourner son attention du monde social et politique, qui l’empêche de contempler. Il la détourne tant et si bien qu’il n’est même pas au fait de son ignorance : « tout cela, il ne sait même pas qu’il ne le sait pas » (173e).
P. Ismard en conclut que, « pour être pleinement philosophe, il ne suffit pas d’ignorer le fonctionnement de la vie civique ; il convient d’ignorer cette ignorance » (p. 28). Cette nécessité est, selon lui, celle de la Verleugnung (dénégation) freudienne « par laquelle le sujet se protège en désavouant ce qui le menace » (ibid.). La menace est ici celle de la politique elle-même : l’activité politique, comme toute forme de travail pour autrui, est à Athènes entachée du soupçon d’esclavage.
Cette interprétation est-elle appelée par le texte ? Cela n’est pas certain. Dans le débat entre M. Schofield et C. Kahn, c’était la faiblesse des arguments proposés par Aristote qui permettait de dire qu’ils exprimaient une idéologie ; c’est sur ce critère que ceux de Socrate doivent être évalués pour décider s’ils ne se comprennent bien que comme expression d’un impératif psychologique. Or l’argumentation de Socrate n’a pas besoin de cette réduction pour être comprise : si le but de l’existence est « l’assimilation au dieu autant qu’il est possible » (176a), alors le philosophe fait bien de se tenir éloigné du tribunal et de ses contraintes [2].
Les mêmes doutes sur l’interprétation psychanalytique proposée naissent à la lecture du troisième chapitre, consacré aux récits athéniens sur la naissance de l’esclavage et à la place qu’ils délimitent pour l’esclave. Pour les Athéniens, l’esclave n’est pas cet autre avec lequel on échange les biens ou qui permet l’exogamie : « l’esclavage est la négation de toute figure du lien. Son institution définit une altérité sans visage et sans nom » (p. 84). P. Ismard rapproche cette altérité de ce que produit la forclusion lacanienne [3], traduction interprétative de la Verwerfung freudienne : « l’existence de cet autre est refusée si radicalement qu’elle ne se traduit par aucune mise en récit » (p. 85).
La force de l’interprétation proposée par P. Ismard paraît reposer sur sa lecture de deux passages d’Hérodote, où le récit mentionne certes des esclaves, mais sans jamais en faire des personnages centraux, ni même actifs. Au livre VI (6.137), Hérodote raconte comment les Athéniens ont pour la première fois réduit des hommes en esclavage lorsque leurs filles furent violées par les Pélasges alors qu’elles allaient chercher de l’eau à la source ; cette tâche devenue dangereuse fut dès lors confiée à des populations réduites à cet effet en servitude. Or on apprend au livre VIII (8.44) que les Pélasges ne sont autres que les ancêtres des Athéniens. « C’est – dit P. Ismard – que les Pélasges sont des opérateurs d’altérité temporelle. Par leur intermédiaire, les Grecs pensent l’altérité de leur passé, la façon dont ils en proviennent et s’en sont arrachés » (p. 80).
Mais qu’est-ce qui, dans ces deux passages, justifie une interprétation en termes de « forclusion » ? Elle serait appelée si, par exemple, les Pélasges eux-mêmes avaient été asservis, les Athéniens ne pouvant alors admettre descendre d’esclaves. Néanmoins Hérodote est explicite : les premiers esclaves des Athéniens furent autres que les Pélasges. Rien ne paraît donc nécessiter, pour les Athéniens, un refoulement de l’origine de l’esclavage.
Une autre voie possible : Aristote
Les doutes que laissent les chapitres sur l’interprétation psychanalytique proposée reparaissent à la lecture de la conclusion. Pour l’auteur, la cité antique s’est construite en reléguant l’esclave dans le domaine de « l’insu ». Cette relégation a deux fonctions : d’abord, ôter à l’esclave son « pouvoir de subversion au regard des institutions traditionnelles de la communauté », pouvoir qui aurait été libéré par une thématisation explicite de l’esclavage (p. 160) ; par ailleurs, soulager la cité de « l’angoisse » qui serait née de « l’incorporation réciproque » et de l’indistinction entre maître et esclave (p. 161).
Ces deux fonctions, toutefois, pouvaient être remplies sans refoulement. La première pouvait l’être par l’idéologie ; et la seconde, par une définition de l’homme libre qui se passe d’une référence à l’esclave. Aristote montre la voie, qui propose à la fois une justification de l’esclavage (au livre 1 des Politiques) et une définition de la personne libre comme celle qui vit pour elle-même, et non pour autrui (Rhet. 1367a33, Met. 982b4-26).
La figure d’Aristote vient donc tempérer les trois conclusions de l’ouvrage. Il est possible de définir l’homme libre par lui-même, sans en faire avant tout un non-esclave. Certes, les conditions de possibilité d’une vie pleinement libre, faite de contemplation et d’activité politique, comprennent l’esclavage ; mais il s’agit ici d’une question de degrés, non de nature : l’esclave permet une vie plus libre ; il ne définit pas la vie libre.
En outre, la justification aristotélicienne de l’esclavage – idéologique ou non – montre que l’esclavage n’existait pas que dans les marges : elle prend même place dans un débat qui précède Aristote, comme il le reconnaît.
Ces deux remarques en amènent une troisième : Aristote montre que le refoulement de l’esclavage n’était pas nécessaire à la cité antique.
Aristote suffit-il à invalider les conclusions de l’ouvrage ? Certainement pas. Outre la richesse des lectures proposées, l’ouvrage vaut par ces thèses, qui entendent s’appliquer aux tendances que Paulin Ismard voit à l’œuvre dans la cité antique. Une exception ne saurait par elle seule mettre en cause l’existence d’une tendance. Reste qu’une confrontation plus directe avec l’option aristotélicienne aurait permis de mesurer plus précisément la portée des conclusions d’un ouvrage qui profitera à ses lecteurs, spécialistes ou non.
Paulin Ismard, Le Miroir d’Œdipe. Penser l’esclavage, Paris, Seuil, 2023, 224 p., 23 euros.