Loi Molac sur les langues régionales: cette saisine du Conseil constitutionnel qui embarrasse la majorité présidentielle

Lors du vote le 8 avril 2021, la loi Molac sur les langues régionales avait été largement adoptée par les députés : 247 voix pour, 76 contre et 19 absentions.
Lors du vote le 8 avril 2021, la loi Molac sur les langues régionales avait été largement adoptée par les députés : 247 voix pour, 76 contre et 19 absentions. • © AFP – L. Marin

Jusqu’à la loi Molac,

l’article L 212-8 du code de l’éducation imposait aux communes de chercher un accord, y compris pour d’autres motifs reconnus de scolarisation hors commune de résidence, en particulier dans le cas du motif d’enseignement de ou en langue régionale (depuis la loi NOTRe de 2015, article 101),

mais ne le rendait pas directement obligatoire. Pas directement car, faute d’un accord, le préfet pouvait jouer les médiateurs pour trouver un accord et, au besoin, imposer un forfait. Il y avait bien déjà une obligation de trouver un accord de financement, même si dans les faits elle n’était pas toujours en œuvre

 

Cette saisine dont nous avons lu le texte porte sur l’article 6 de la loi concernant la création d’un forfait scolaire pour les écoles privées, associatives sous contrat, dispensant une scolarisation en langues régionales. Lors des débats parlementaires, le ministre de l’Education nationale Jean-Michel Blanquer s’était opposé fermement à cette disposition, tout comme à la reconnaissance de l’enseignement immersif.

 

pour rappel :

 

L’abbé Henri-Baptiste Grégoire (1750-1831), ancien évêque de Blois, demeure certainement l’une des principales figures dominantes de la Révolution française. Devant le Comité de l’Instruction publique, l’abbé Grégoire déclarait, le 30 juillet 1793: 
  

Tous les jours, rentrés dans le sein de leur famille, dans les longues soirées des hivers surtout, la curiosité des parents et l’empressement des enfants, de la part de ceux-ci l’avidité de dire, de la part de ceux-là le désir d’entendre, feront répéter la leçon et retracer des faits qui seront le véhicule de la morale ; ainsi l’émulation acquerra plus de ressort, ainsi l’éducation publique sera utile, non seulement à ceux qui font l’apprentissage de la vie, mais encore à ceux qui ont atteint l’âge mûr ; ainsi l’instruction et les connaissances utiles, comme une douce rosée, se répandront sur toute la masse des individus qui composent la nation, ainsi disparaîtront insensiblement les jargons locaux, les patois de six millions de Français qui ne parlent pas la langue nationale. Car, je ne puis trop le répéter, il est plus important qu’on ne pense en politique d’extirper cette diversité d’idiomes grossiers, qui prolongent l’enfance de la raison et la vieillesse des préjugés. Leur anéantissement sera plus prochain encore, si, comme je l’espère, vingt millions de catholiques se décident à ne plus parler à Dieu sans savoir ce qu’ils lui disent, mais à célébrer l’office divin en langue vulgaire. 

Soulignons le terme «extirper» appliqué aux «idiomes grossiers» qui prolongent «l’enfance de la raison» et «la vieillesse des préjugés». Ce sont là des termes extrêmement forts destinés à dévaloriser les patois. Une fois la monarchie abolie, parler français, c’était affermir la démocratie; oublier les patois, c’était s’affranchir de la domination et de la dépendance. 

  L’abbé Grégoire fut l’un des plus ardents pourfendeurs des patois durant la Révolution. Il commença une enquête sur les patois le 13 août 1790; il reçut seulement 49 réponses qui se sont étalées jusqu’en 1792. On peut lire le questionnaire de l’abbé Grégoire lorsqu’il fit son enquête sur la situation linguistique en France en cliquant ICI, s.v.p. 

Deux ans plus tard (1794), il remettait un rapport de 28 pages sur «la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser la langue française»: Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française. Si Grégoire a rédigé son rapport, c’est parce que la question de la langue apparaissait comme centrale dans la politique révolutionnaire. Grégoire dénonçait la situation linguistique de la France républicaine qui, «avec trente patois différents», en était encore «à la tour de Babel», alors que «pour la liberté» elle formait «l’avant-garde des nations». 

L’abbé Grégoire déclara notamment que la France n’avait plus de provinces, mais qu’elle avait encore trente patois qui en rappelaient les noms:
  

Nous n’avons plus de provinces, et nous avons encore environ trente patois qui en rappellent les noms. 

Peut-être n’est-il pas inutile d’en faire l’énumération : le bas-breton, le normand, le picard, le rouchi ou wallon, le flamand, le champenois, le messin, le lorrain, le franc-comtois, le bourguignon, le bressan, le lyonnais, le dauphinois, l’auvergnat, le poitevin, le limousin, le picard, le provençal, le languedocien, le velayen, le catalan, le béarnais, le basque, le rouergat et le gascon ; ce dernier seul est parlé sur une surface de 60 lieues en tout sens. 

Au nombre des patois, on doit placer encore l’italien de la Corse, des Alpes-Maritimes, et l’allemand des Haut et Bas-Rhin, parce que ces deux idiomes y sont très-dégénérés. 

Enfin les nègres de nos colonies, dont vous avez fait des hommes, ont une espèce d’idiome pauvre comme celui des Hottentots, comme la langue franque, qui, dans tous les verbes, ne connaît guère que l’infinitif. 

Évidemment, tous ces «patois» sont perçus par l’abbé Grégoire de façon très péjorative. Pour lui, des langues telles le corse, le vivaro-alpin des Alpes et le francique de la région du Rhin sont des idiomes «très-dégénérés», rien de moins. Les «nègres» des colonies parleraient un «idiome pauvre… comme la langue franque». L’abbé Grégoire ignorait totalement non seulement la langue franque des Francs, mais il ignorait aussi que les «nègres» parlaient une langue mixte, le créole. Quoi qu’il en soit, Grégoire ne nous a jamais fait part de ses critères de «dégénérescence» d’une langue. Il suffisait seulement que ce ne soit pas du français. 

  Avec une sorte d’effarement, l’abbé Grégoire révéla dans son rapport de juin 1794 qu’on ne parlait «exclusivement» le français uniquement dans «environ 15 départements» (sur 83). Il lui paraissait paradoxal, et pour le moins insupportable, de constater que moins de trois millions de Français sur 25 parlaient la langue nationale, alors que celle-ci était utilisée et unifiée «même dans le Canada et sur les bords du Mississipi». Après avoir constaté l’extrême variété des langages, Grégoire mentionnait «qu’au moins six millions de Français, surtout dans les campagnes ignorent la langue nationale […] et qu’un nombre égal est à peu près incapable de soutenir une conversation suivie» et qu’en définitive le nombre de ceux qui la parlent «purement» n’excède pas trois millions (sur 28 millions d’habitants). 

Étant donné que l’abbé Grégoire n’a jamais transmis sa méthode de calcul, il est fort probable que la situation linguistique soient même en dessous de la réalité, car près de soixante-dix ans plus tard une statistique de 1863 comptabilisait encore 7,5 millions de Français ignorant la langue nationale (sur près de 38 millions d’habitants. 

En somme, en 1789, le français était encore une langue officielle parlée par une minorité ! À la suite de son rapport (voir le texte complet), la Convention adopta le décret suivant : 

Décret 

La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de son Comité d’instruction publique, décrète : 

Le Comité d’instruction publique présentera un rapport sur les moyens d’exécution pour une nouvelle grammaire et un vocabulaire nouveau de la langue française. Il présentera des vues sur les changements qui en faciliteront l’étude et lui donneront le caractère qui convient à la langue de la liberté. 

La Convention décrète que le rapport sera envoyé aux autorités constituées, aux Sociétés populaires et à toutes les communes de la République. 

Cependant, le décret de la Convention n’a jamais été appliqué. Comme quoi il est plus facile de changer de régime politique que la règle des participes passés. Puis le Comité de salut public réaffirma, dans la circulaire no 72 du 28 prairial an II (16 juin 1794), la nécessité de supprimer les «dialectes»: «Dans une République une et indivisible, la langue doit être une. C’est un fédéralisme que la variété des dialectes, il faut le briser entièrement.» 

2.3 La terreur linguistique 

  À partir de 1793, les révolutionnaires s’attribuèrent le droit d’éliminer leurs concitoyens au nom du progrès pour l’humanité. Ce fut la politique soumise au principe de la fin justifiant les moyens. Un discours se développa dans lequel le terme langue restait l’apanage exclusif du français appelé «notre langue». Tout ce qui n’est pas français devait s’appeler patois ou idiomes féodaux. La Révolution fit tout pour s’approprier les symboles de l’unité nationale. Le 8 août 1793, la Convention nationale supprimait toutes les académies et sociétés littéraires officielles, dont la célèbre Académie française (fondée en 1635 par Richelieu) qui sera transformée en un Institut national en 1794. Il en fut ainsi de l’Académie de peinture et sculpture (fondée par Mazarin en 1648), de l’Académie des inscriptions et belles-lettres (fondée par Colbert en 1664), de l’Académie des sciences (fondée par Colbert en 1666), de l’Académie de musique(fondée la même année) et de l’Académie d’architecture (fondée en 1671). 

Deux ans auparavant, Talleyrand avait proposé le décret suivant: 

Article 1 

Les Académies et sociétés savantes entretenues aux frais du Trésor public, les chaires établies à Paris au Jardin du roi, au Collège royal, à celui de Navarre, à l’Hôtel des Monnaies, au Louvre, au Collège des Quatre-Nations, pour l’enseignement de la littérature, des mathématiques, de la chimie et de quelques parties de la physique, de l’histoire naturelle, et de la médecine, seront supprimées, et il y sera suppléé comme il suit.

Article 2 

Il sera établi à Paris un grand institut, qui sera destiné au perfectionnement des lettres, des sciences et des arts. 

[…] 

Finalement, l’article 1er du décret de 1793 se lira comme suit: «Toutes les académies et sociétés littéraires patentées ou dotées par la nation sont supprimées.» 

Par la suite, la Révolution se vit dans la nécessité d’imposer le français par des décrets rigoureux à travers toute la France, par la force si nécessaire. Sous Robespierre, le décret du 2 thermidoran II (20 juillet 1794) sanctionna la terreur linguistique. À partir de ce moment, les patois locaux furent pourchassés. Cette loi «linguistique» nous donne par ailleurs une bonne idée des intentions des dirigeants révolutionnaires:  

Article 1er 

À compter du jour de la publication de la présente loi, nul acte public ne pourra, dans quelque partie que ce soit du territoire de la République, être écrit qu’en langue française. 

Article 2 

Après le mois qui suivra la publication de la présente loi, il ne pourra être enregistré aucun acte, même sous seing privé, s’il n’est écrit en langue française. 

Article 3 

Tout fonctionnaire ou officier public, tout agent du Gouvernement qui, à dater du jour de la publication de la présente loi, dressera, écrira ou souscrira, dans l’exercice de ses fonctions, des procès-verbaux, jugements, contrats ou autres actes généralement quelconques conçus en idiomes ou langues autres que la française, sera traduit devant le tribunal de police correctionnelle de sa résidence, condamné à six mois d’emprisonnement, et destitué. 

Article 4 

La même peine aura lieu contre tout receveur du droit d’enregistrement qui, après le mois de la publication de la présente loi, enregistrera des actes, même sous seing privé, écrits en idiomes ou langues autres que le français. 

 

 

4 L’instruction publique 

La Révolution allait mettre l’éducation à l’ordre du jour. La Constitution du 3 septembre 1791 (qui ne fut jamais appliquée) rangeait l’instruction publique parmi les «Dispositions fondamentales garanties par la Constitution». 

Il sera créé et organisé une Instruction publique commune à tous les citoyens, gratuite à l’égard des parties d’enseignement indispensables pour tous les hommes et dont les établissements seront distribué graduellement, dans un rapport combiné avec la division du royaume. – Il sera établi des fêtes nationales pour conserver le souvenir de la Révolution française, entretenir la fraternité entre le citoyens, et les attacher à la Constitution, à la Patrie et aux lois. 

Pour trouver des modalités d’application, cinq projet de décrets furent déposés avec pour auteurs Talleyrand, Nicolas de Condorcet, Louis-Michel Le Peletier, Gabriel Bouquier et Joseph Lakanal. Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, communément nommé Talleyrand (1754-1838), l’un des grands hommes politiques de l’époque, proposa en 1791 à l’Assemblée nationale qu’il y ait une école primaire dans chacune des municipalités afin que chaque citoyen soit encouragé à faire de la langue des droits de l’Homme sa propre langue: 

Une singularité frappante de l’état dont nous nous sommes affranchis, est sans doute que la langue nationale, qui chaque jour étendait ses conquêtes au-delà des limites de la France, soit restée au milieu de nous comme inaccessible à un si grand nombre de ses habitants, et que le premier lien de communication ait pu paraître, pour plusieurs de nos contrées une barrière insurmontable. Une telle bizarrerie doit, il est vrai, son existence à diverses causes agissant fortuitement et sans dessein ; mais c’est avec réflexion, c’est avec suite que les effets en ont été tournés contre les peuples. Les Écoles primaires vont mettre fin à cette étrange inégalité : la langue de la Constitution et des lois y sera enseignée à tous ; et cette foule de dialectes corrompus, derniers restes de la féodalité, sera contrainte de disparaître : la force des choses le commande. 

L’école allait donc devenir un moyen de la politique d’unité linguistique. 

4.1 L’imposition du français 

Pour sa part, le député François Lanthenas (1754-1799), très impliqué dans les discussions relatives à la mise en place d’un nouveau système scolaire, présenta un projet de décret au Comité d’instruction publique (1792). L’article 1er du décret précisait que l’enseignement public soit partout dirigée pour que le français devienne en peu de temps la langue familière de tous. Mais l’article 3 énonçait que «dans les contrées où l’on parle un idiome particulier, on enseignera à lire et à écrire en français» et que «dans toutes les autres parties de l’instruction, l’enseignement se fera en même temps dans la langue française et dans l’idiome du pays, autant qu’il sera nécessaire pour propager rapidement les connaissances utiles». 

Rapport et projet de décret sur l’organisation des écoles primaires présentés à la Convention nationale,
au nom de son Comité d’instruction publique (1792); par François Lanthenas. 

TITRE III 

DISPOSITIONS PARTICULIÈRES POUR LES PAYS OU LA LANGUE FRANÇAISE N’EST PAS D’UN USAGE FAMILIER AU PEUPLE 

ARTICLE PREMIER. L’enseignement public sera partout dirigé de manière qu’un de ses premiers bienfaits soit que la langue française devienne en peu de temps la langue familière de toutes les parties de la République. 

ART. 2. A cet effet, dans les départements où la langue allemande s’est conservée jusqu’à présent, on enseignera à lire et à écrire tant en français qu’en allemand ; et le reste de l’enseignement dans les écoles primaires se fera dans les deux langues. 

ART. 3. Dans les contrées où l’on parle un idiome particulier, on enseignera à lire et à écrire en français ; dans toutes les autres parties de l’instruction, l’enseignement se fera en même temps dans la langue française et dans l’idiome du pays, autant qu’il sera nécessaire pour propager rapidement les connaissances utiles. 

ART. 4. Dans les lieux de quinze cents habitants, et ceux d’une population plus forte, où la langue allemande est en usage, les instituteurs devront être jugés capables d’enseigner dans les deux langues. 

ART. 5. Dans les villages d’une population moindre, on se conformera à cette disposition autant que les circonstances le permettront. 

ART. 6. Cependant, et pour la première nomination seulement, ceux des instituteurs, dans les lieux de quinze cents habitants et au-dessus, qui ne sauront enseigner qu’en allemand, et qui seront jugés dignes d’être conservés, pourront se faire aider par un instituteur adjoint qui enseignera le français. 

L’adjoint sera à la charge des instituteurs, et il devra être approuvé par des personnes chargées de la nomination de ces mêmes instituteurs. 

ART. 7. Les places d’instituteurs qui viendront à vaquer par la suite ne pourront être accordées, dans tous les endroits où l’on parle allemand, qu’à des personnes versées dans les deux langues. 

Le décret du 27 janvier 1794 (8 pluviôse an II) ne laissait planer aucune doute sur la langue d’enseignement, puisque les instituteurs étaient tenus de n’enseigner qu’en français «dans les campagnes de plusieurs départements dont les habitants parlent divers idiomes»: 

DÉCRET
DE LA CONVENTION NATIONALE 

Du 8e jour de Pluviôse, an II de la République française, une et indivisible
(27 janvier 1794) 

Qui ordonne l’établissement d’Instituteurs de langue française
dans les campagnes de plusieurs départements dont les habitants parlent divers idiomes.

La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de son Comité de salut public, décrète:

Article I 

Il sera établi dans dix jours, à compter du jour de la publication du présent décret, un instituteur de langue française dans chaque commune de campagne des départements du Morbihan, du Finistère, des Côtes-du-Nord et dans la partie de la Loire-Inférieure dont les habitants parlent l’idiome appelé bas-breton. 

Article II 

Il sera procédé à la même nomination d’un instituteur de la langue française dans chaque commune des campagnes des départements du Haut et Bas-Rhin, dans le département de la Corse, dans la partie du département de la Moselle, du département du Nord, du Mont-Terrible, des Alpes maritimes, et de la partie des Basses-Pyrénées dont les habitants parlent un idiome étranger. 

Article III 

Il ne pourra être choisi un instituteur parmi les ministres d’un culte quelconque, ni parmi ceux qui auront appartenu à des castes ci-devant privilégiées ; ils seront nommés par les représentants du peuple, sur l’indication faite par les sociétés populaires. 

Article IV 

Les instituteurs seront tenus d’enseigner tous les jours la langue française et la Déclaration des droits de l’Homme à tous les jeunes citoyens des deux sexes que les pères, mères et tuteurs seront tenus d’envoyer dans les écoles publiques ; les jours de décade ils donneront lecture au peuple et traduiront vocalement les lois de la république en préférant celles relatives à l’agriculture et aux droits des citoyens. 

Article V 

Les instituteurs recevront du trésor public un traitement de 1500 livres par an, payables à la fin de chaque mois, à la caisse du district, sur le certificat de résidence donné par les municipalités, d’assiduité et de zèle à leurs fonctions donné par l’agent national près chaque commune. Les sociétés populaires sont invitées à propager l’établissement des clubs pour la traduction vocale des décrets et des lois de la république, et à multiplier les moyens de faire connaître la langue française dans les campagnes les plus reculées. 

Le comité de salut public est chargé de prendre à ce sujet toutes les mesures qu’il croira nécessaires. 

Dans la circulaire du Comité de salut public, publié le 16 juin 1794, il est fait mention que «dans une République une et indivisible, la langue doit être une» et qu’il faut briser entièrement la variété des dialectes comme l’un des ressorts de la tyrannie: 

Égalité, Liberté, 

A Paris, le 28 prairial, l’an second de la République une et indivisible
(16 juin 1794) 

Les représentants du peuple, composant le Comité de salut public, à l’agent national près la commune de… 

Citoyens, la Convention nationale a senti l’importance d’une loi pour l’enseignement de la langue française aux citoyens des divers pays où l’on parle des idiomes différents. 

Dans une République une et indivisible, la langue doit être une. C’est un fédéralisme que la variété des dialectes : elle fut un des ressorts de la tyrannie; il faut le briser entièrement : la malveillance s’en servirait avec avantage. 

Le décret du 8 Pluviôse ordonne, en conséquence, le prompt établissement d’un instituteur de langue française dans chaque commune de campagne des départements où les habitants sont dans l’habitude de s’exprimer dans une langue étrangère. 

Cet instituteur doit, chaque jour, enseigner la langue française et la Déclaration des droits de l’homme à tous les jeunes citoyens des deux sexes; et, chaque décadi, faire lecture au peuple des lois de la République, en les traduisant vocalement. 

Mais, en le chargeant de ces fonctions importantes, la loi ne le dispense pas de remplir celles d’instituteur des écoles primaires. 

Le travail est la mesure du salaire; et c’est ce principe qui a déterminé le législateur, en accordant à l’instituteur un traitement fixe et plus fort, pour l’indemniser d’un plus grand travail. 

Ainsi donc, dans les communes de campagne, le même instituteur doit non seulement enseigner la langue française, mais encore satisfaire à tout ce qu’exigent de lui les lois relatives à l’instruction publique.

Salut et fraternité. 

Les membres composant le Comité de Salut public, 

Signé : ROBESPIERRE. BILLAUD-VARESNE, LINDET, C.-A. PRIEUR, OARNOT, BARÈRE, COUTHON, COLLOT D’HERBOIS. 

Le 17 novembre 1794, la Convention nationale adoptait le décret de Joseph Lakanal (1762-1845) et, le lendemain, toujours sur proposition de Lakanal, décidait la création de 24 000 écoles primaires (une école par 1000 habitants). Voici quelques extraits du décret portant sur la langue d’enseignement : 

Décret du 27 brumaire an III sur les écoles primaires
(17 novembre 1794) 

CHAPITRE IV. — Instruction et régime des écoles primaires

ARTICLE 1er. — Les élèves ne seront pas admis aux écoles primaires avant l’âge de six ans accomplis.

ART. 2. — Dans l’une et l’autre section de chaque école, on enseignera aux élèves : 

1° A lire et à écrire, et les exemples de lecture rappelleront leurs droits et leurs devoirs ;
2° La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et la Constitution de la République française ;
3° On donnera des instructions élémentaires sur la morale républicaine ;
4° Les éléments de la langue française, soit parlée, soit écrite ;
5° Les règles du calcul simple et de l’arpentage ;
6° Les éléments de la géographie et de l’histoire des peuples libres ;
7° Des instructions sur les principaux phénomènes et les productions les plus usuelles de la nature.

On fera apprendre le Recueil des actions héroïques et les chants de triomphe. 

ART. 3. — L’enseignement sera fait en langue française; l’idiome du pays ne pourra être employé que comme un moyen auxiliaire.

[…] 

Dans les faits, le français allait s’imposer comme seule langue d’enseignement, là où il y eut des écoles. Toutefois, ce ne fut pas aussi facile qu’on le croyait de construire des écoles dans toutes les municipalités! Les résultats furent décevants en raison du manque d’effectifs. Le pays manquait d’instituteurs, de manuels scolaires, de bâtiments, etc. Parmi les instituteurs, peu savaient suffisamment le français de façon à l’enseigner convenablement. Parmi la minorité d’enseignants maîtrisant le français, il y avait des nobles et des membres du clergé, alors que les autres n’étaient pas jugés suffisamment «patriotes». Le petit nombre qui restait demeurait bien faible pour subvenir aux besoins scolaires de toutes les villes et encore moins de tous les villages de France. De plus, le chaos politique dans lequel vivait la France empirait la situation. En 1794, espérant remédier à la situation, le gouvernement révolutionnaire décida de créer à Paris un centre de formation des maîtres appelé «l’École normale», un mot depuis resté dans l’usage. Le terme «normale» indique que les méthodes d’enseignement utilisées dans cette école doivent devenir la norme pour toutes les écoles relevant de l’État. 

4.2 La réforme de l’orthographe 

Il fallut aussi entreprendre une réforme de l’orthographe. À cette époque, les individus qui écrivaient à titre personnel, par exemple, à des parents ou des amis, ne suivaient pas toujours des règles orthographiques précises. On comprend davantage la nécessité d’une réforme de l’orthographe en lisant, par exemple, un témoignage tel que celui d’un apprenti-perruquier nommé Morey, ancien compagnon d’enfance de Charles Weiss (1779-1866), bibliothécaire et écrivain français : 

Paris, le 26 vendemier an 8 (Vendredi 18 octobre 1799)

Morey à son ami Vaisse

Je vous fait a savoire que je suis arrivez en bonne santé à paris, je suis un peu en retar de vous écrire, mais c’est que j’ai resté lontems en fesant la route. jetoit avec des officiers et nous avons passé dans leur pays ou nous nous somme bien amusez pendant queque tems de la nous somme venu prendre le coche a auxer ou nous avons fait nos frace comme y faut d’abor nous avions de for jolie femme et nous avions couché deux nuit dans le coche et nous some arrivès a paris le meme jour que bonaparte y est arrivé incognitot àpène savoit-on cil etoit arrivez, on est cependan tres trenquille a paris, mais le commerce ne va pa du tout, cependans on samuse bien, c’est domage que les louis ne valle que six frans et moi je me donne une pante de prendre une chambre au premier sur le devant auci je taille dans le grans car je vien de faire connaissance d’une petite femme qui est très jentille mais c’est domage que je ne peu pas lavoire toutes les fois que je voudrois car son mari est bien jaloux cependans elle vien de me faire dire de passer ches elle de suite pour la compagner à l’opéra quelle est seulle et je vai bien vite me donner une pante pour mi randre car je ne manque pas de choses comme sela cest elle qui pais bien entendu parce que l’opéra est trop cher pour moi, mon cher ami, je crain de la faire attendre, je fini en vous embrassan et suit avec amitié,

Votre ami Morey

P.S. bien des choses a vos gence et ches méline lavette nodié desse au pere Sevette vous lui demanderais si la envoyer ma clarinet a luxeuil javois donné commission au jeune homme qui travaille ches vaillan priere de lui demander dite lui je vous prie de la remettre a se jeune homme pour qui la fasse passer au citoyen lalet bouché à luxeuil, vous m’obligeres.

Voici mon adresse morey perruquier Vieille rue du temple ches le citoyen Delair marchan de vin en face l’hotelle Subise n° 719 a paris. excusez moi si ma lettre est mal ecrite c’est que je suis tres pressé.

Au citoyen Vaise fabrican de bas ches son pere rue ronchaux a besançon dep. de haute Saone. 

Dans son Essai sur l’instruction publiquePierre-Claude-François Daunou (1761-1840), élu à l’Académie des inscriptions et belles lettres en 1795, prôna une réforme en profondeur de l’orthographe : 

Je demande la restauration de tout le système orthographique, et que, d’après l’analyse exacte des sons divers dont notre idiome se compose, l’on institue entre ces sons et les caractères de l’écriture une corrélation si précise et si constante, que, les uns et les autres devenant égaux en nombre, jamais un même son ne soit désigné par deux différents caractères, ni un même caractère applicable à deux sons différents. (27 juillet 1793) 

Mais il n’y eut pas de suite au projet de Daunou, car l’abbé Grégoire, partisan de «rectifications utiles», s’y opposa. Le débat s’envenima entre les tenants d’une refonte complète du système orthographique et les tenants d’un simple toilettage d’ordre cosmétique. Les projets de réforme audacieux pour faire du français une «authentique langue républicaine» furent remis à plus tard.  

Jusqu’alors, on ne pouvait affirmer que l’interventionnisme linguistique était délibérément dirigé contre les langues régionales (patois). Mais dès l’instant où l’on commença à interdire les autres langues, il allait de soi que ces dernières en souffriraient, comme le laisse entendre le décret du 5 brumaire an II (25 octobre 1795): «Dans toutes les parties de la République, l’instruction ne se fait qu’en langue française.» 

Dans le Décret sur l’organisation et la distribution des premières écoles dans les communes (30 vendémiaire an II ou le 21 octobre 1793), il était précisé que les enfants «apprennent à parler, lire, écrire la langue française» : 

Article 2 

Les enfants reçoivent dans ces écoles la première éducation physique, morale et intellectuelle, la plus propre à développer en eux les mœurs républicaines, l’amour de la patrie et le goût du travail. 

Article 3 

Ils apprennent à parler, lire, écrire la langue française. On leur fait connaître les traits de vertu qui honorent le plus les hommes libres et particulièrement les traits de la Révolution française les plus propres à élever l’âme, et à les rendre dignes de la liberté et de l’égalité. Ils acquièrent quelques notions géographiques de la France. […] 

Dans les faits, le français devenait très utile pour créer au sein de la population un sentiment d’appartenance à la Nation menacée d’éclatement et pour servir de moyen efficace dans la gestion des armées de la République, en raison de la conscription obligatoire. 

4.3 Vers une langue nationale 

Malgré tout, cette période agitée et instable fit progresser considérablement le français sur le territoire national. Les nouvelles institutions, plus démocratiques, firent qu’un très grand nombre de délégués de tous les départements ou divers représentants du peuple se trouvèrent réunis dans des assemblées délibérantes où le français était la seule langue utilisée.  

Les populations rurales, désireuses de connaître les événements ainsi que leurs nouveaux droits et devoirs, se familiarisèrent avec le français. Il s’agissait souvent d’un français assez particulier, mais d’un français quand même, comme celui de ce paysan: «Depeu la revolutiun, je commençon de franciller esé bein. (sic)» Il faut ajouter aussi que la diffusion des journaux aidait grandement à répandre la langue nationale jusque dans les campagnes les plus éloignées. 

Une autre cause importante dans la francisation: la vie des armées. L’enrôlement obligatoire tira les hommes de toutes les campagnes patoisantes pour les fondre dans des régiments où se trouvèrent entremêlés divers patois, divers français régionaux et le français national, la seule langue du commandement. De retour dans leur foyer, les soldats libérés contribuèrent à l’implantation du français. 

En revanche, lorsque les guerres défensives avec les États voisins devinrent offensives, les diverses nations étrangères prirent conscience d’elles-mêmes en réaction contre les invasions françaises. L’Espagne, l’Allemagne et l’Italie luttèrent même contre la prépondérance du français, dont le caractère prétendument «universel» devint dès lors fortement contesté. À la fin de la Révolution, la «clientèle du français» en Europe avait changé: il n’était plus l’apanage de l’aristocratie, mais du monde scientifique. 

Les conséquences de la Révolution sur le français concernèrent davantage le statut que le code lui-même. La langue fit désormais partie intégrante du concept d’une nation moderne. L’unité politique passa par l’unification linguistique. Les élites françaises ne considérèrent pas la langue comme un simple moyen de communication, mais plutôt comme une partie inséparable de la culture et de la nation françaises; elle n’hésitèrent pas à intervenir dans la langue afin de transformer le parler de l’Île-de-France en une langue nationale tout en minorisant les patois, y compris les langues occitanes du sud de la France. Pour la première fois, l’État français avait une véritable politique linguistique, mais ces dix années mouvementées de la Révolution ne suffirent à donner des résultats définitifs.   

5 Le retour au conservatisme sous Napoléon (1799-1815) 

Par le coup d’État du 18 brumaire, an VIII (9 novembre 1799), Napoléon Bonaparte voulut mettre fin à l’anarchie et au chaos économique. Bonaparte avait le corse comme langue maternelle et n’avait appris le français qu’à l’âge de 15 ans; toute sa vie, il parlera le français avec son accent corse. La Constitution de décembre 1799 confia tout le pouvoir exécutif, et une part importante du pouvoir législatif, à Bonaparte, alors premier consul, qui pouvait s’exclamer : «Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée, elle est finie.» Bonaparte autorisa les émigrés, nobles ou bourgeois, dont certains avaient fui la France dès le 14 juillet 1789, à rentrer en France.  Il réhabilita le catholicisme, garant de l’ordre social, en signant en 1801 un Concordat avec le pape, et restitua les propriétés confisquées à l’Église. Dans le Catéchisme impérial de 1806, dans lequel on enseigne les devoirs d’amour, de respect, d’obéissance et de fidélité à l’égard de l’empereur, on pouvait y lire:
  

C’est premièrement parce que Dieu qui crée les empires et les distribue selon sa volonté, en comblant notre Empereur de dons, soit dans la paix, soit dans la guerre, l’a établi notre souverain, l’a rendu le ministre de sa puissance et son image sur la terre. Honorer et servir notre Empereur est donc honorer et servir Dieu même. 

La religion devint un instrument au service du pouvoir, à la gloire de celui qui instaura, le 15 août, «la Saint-Napoléon» (à partir d’un saint inscrit dans la martyrologue sous le nom de Neopoli) pour commémorer le jour anniversaire de la naissance de l’empereur. Avant la révolution, les Bourbons fêtaient la Saint-Louis, dorénavant ce serait la Saint-Napoléon. Louis XVIII fera cesser ladite «plaisanterie» en 1814, mais Napoléon III rétablira, par décret du 16 février 1852, la Saint-Napoléon comme fête nationale, laquelle perdura jusqu’en 1880. Durant tout ce temps, le prénom Napoléon devint extrêmement populaire chez les petits garçons. 

Le premier souci de l’empereur Napoléon Ier fut de restaurer l’ordre et l’autorité. Il y réussit en instaurant une véritable dictature militaire: mise en place d’une administration extrêmement centralisée et surveillée, censure vigilante, contrôle de l’opinion publique, police omniprésente, racolage impitoyable pour le recrutement des armées. En maître autoritaire, Napoléon redressa la situation financière, stimula l’industrie et améliora les communications; mais la marche de l’empereur des Français vers l’hégémonie en Europe tint le pays en état de guerre permanent, jusqu’à la défaite de Waterloo (1815). 

5.1 Le conservatisme linguistique 

Ce Corse de petite noblesse ne pouvait qu’avoir des visées conservatrices en matière de langue. De langue maternelle corse, une langue italienne, Napoléon Bonaparte (nom francisé du corse à partir de Napoleone Buonaparte) fit cesser tout effort de propagande en faveur du français.
  

Bonaparte  Par souci d’économie, Napoléon abandonna les écoles à l’Église, qui rétablit alors son latin anachronique. Quelques initiatives furent prises en faveur de l’enseignement du français, mais le bilan resta négatif: le nombre d’écoles demeura inférieur aux besoins et la pénurie de maîtres qualifiés laissa l’enseignement de la langue déficient. Dans l’ensemble, la diffusion du français dans les écoles accusa même un recul. Dans le sud de la France, on comptait même plus de maîtres de latin que de maîtres de français. 

Comme au Grand Siècle, l’État créa un certain nombre d’organismes, tous d’inspiration conservatrice, chargés de veiller sur la langue: l’Institut de France, le Conseil grammatical, l’Athénée de la langue française, etc. Sous l’impulsion de Lucien Bonaparte, le frère de Napoléon, l’Académie française fut reconstituée en 1803 au sein de l’Institut de France. Ce fut le retour au classicisme louis-quatorzien: le français devait être fixé de façon permanente. L’innovation, les nouvelles prononciations, les nouvelles règles, etc., furent rejetées, surtout toute orthographe nouvelle. 

La sobriété et la distinction furent remises à l’honneur; la langue de la science fut l’objet de suspicion et attira la foudre des censeurs, le vocabulaire technique fut jugé vulgaire. La vogue fut à la grammaire traditionnelle et à la littérature du Grand Siècle. La grammaire la plus importe de cette période dans les écoles fut celle de Charles-Pierre Girault-Duvivier (1765-1832), d’inspiration très conservatrice. Dans la préface de sa Grammaire des grammaires, ou analyse raisonnée des meilleurs traités sur la grammaire française (1811), Girault-Duvivier ne se présentait guère comme un novateur, car il se faisait le protagoniste des anciennes règles:
  

En composant cet ouvrage, je n’ai pas eu la présomption d’établir des principes nouveaux, ni de vouloir infirmer de mon autorité ceux qui ont été posés, soit par les anciens grammairiens, soit par les nombreux philologues modernes qui ont enfanté et enfantent tous les jours de nouvelles méthodes, de nouveaux systèmes ; je me suis renfermé dans un rôle plus modeste : j’ai cherché à réunir en un seul corps d’ouvrage tout ce qui a été dit par les meilleurs grammairiens et par l’Académie, sur les questions les plus délicates de la langue française. […] 

J’ai cru devoir adopter la marche suivie par les anciens grammairiens, soit pour les grandes divisions de la grammaire et de la syntaxe, soit pour les dénominations données aux différentes parties du discours, aux différents temps des verbes. Je n’ai point voulu créer, je n’ai point eu l’intention d’être auteur, j’ai donc dû me servir des termes les plus généralement employés et les plus usités. J’ai laissé aux idéologues et aux métaphysiciens le soin de démontrer ce qu’ils trouvent de vicieux ou de faux dans les anciens termes, et la gloire d’en proposer de nouveaux ; j’ai suivi les sentiers battus par les anciens maîtres, bien sûr de ne pas m’égarer et de n’égarer personne avec moi sur leurs traces. 

D’ailleurs, près du pouvoir, ni la grammaire ni l’orthographe ne constituaient une préoccupation majeure. Une telle conjoncture ne pouvait guère favoriser une évolution rapide de la langue. De fait, on n’enregistra pas de changement linguistique à cette époque, sauf dans le vocabulaire, dont l’enrichissement provenait des suites de la Révolution. Les guerres napoléoniennes favorisèrent les contacts avec les armées étrangères, ce qui entraîna un certain nombre d’emprunts à l’anglais.   

Malgré le mouvement de conservatisme du Premier Empire, le français progressa néanmoins; tout d’abord par la très grande centralisation, ensuite par les guerres qui entraînèrent d’immenses brassages de population. Dorénavant, la langue française était celle de toute la nation, bien qu’un bilinguisme patois-français se maintenait, surtout dans le Sud. Une enquête impériale effectuée en 1810 révélait que 25 départements sur 130 n’utilisaient que le français. Il s’agissait d’un français caractérisé souvent par un accent particulier, un mélange de certaines expressions locales et une façon de conjuguer les verbes rejetée par les règles du français écrit. On y apprend que les «dialectes germaniques» étaient parlés en Alsace et en Lorraine (ce qui comprend le luxembourgeois au duché de Luxembourg devenu le «département des Forêts»), les «parlers flamands« dans le nord de la France, le breton en Basse-Bretagne, le basque au nord de l’Espagne, le catalan dans les environs de Perpignan, les «dialectes italiens» dans la région de Nice et en Corse.     

Hors de France, les conquêtes impérialistes de Napoléon achevèrent de discréditer le français dans toutes les cours européennes, et les nationalismes étrangers s’affirmèrent partout. Le français continua d’être utilisé à la cour du tsar de Russie, dans les traités de paix et dans les milieux scientifiques. 

5.2 Les retombée politiques sur le français 

Les guerres napoléoniennes entraînèrent des retombées imprévues pour le destin de la langue française, en Belgique, en Suisse, à Haïti et en Louisiane. 

– Haïti 

Après la proclamation de l’indépendance d’Haïti en 1804, plus de 10 000 réfugiés français quittèrent l’île pour Cuba et la Louisiane, particulièrement la Nouvelle-Orléans, ce qui favorisa pour un temps la culture française. À l’époque, il semblait aller de soi que la langue officielle resterait le français, en dépit du fait que seulement 2 % de la population parlait cette langue. C’est que son usage était considéré comme un moyen d’accès à la civilisation: il fallait montrer au monde que «la première république noire» n’était pas un pays «barbare», mais qu’elle était axée sur l’Occident et ses valeurs. La négritude allait venir plus tard, après 1915. Au moment de l’indépendance, les Haïtiens devaient prouver au monde des Blancs qu’ils étaient tout aussi intelligents qu’eux et que leur éducation était aussi respectable que celle des «pays évolués». Si Haïti adopta le français comme langue officielle, la Louisiane, quant à elle, devint progressivement anglaise en devenant un État officiellement américain en 1812.   

– La Louisiane 

Après la victoire de Maringo (le 14 juin 1800), Bonaparte força Charles IV d’Espagne à rétrocéder la Louisiane contre la Toscane et Parme en Italie et, le 1er octobre, le traité de Saint-Ildefonse rendait la Louisiane à la France dans ses frontières originelles. Bonaparte pensait envoyer en Louisiane un important corps expéditionnaire formé de dizaines de vaisseaux et plusieurs milliers de soldats. Cependant, l’échec de l’expédition de Saint-Domingue, avec la perte de 55 000 soldats, modifia le cours des événements. Au même moment, les Britanniques étaient prêts à fondre sur la Nouvelle-Orléans avec 20 navires qui rôdaient dans le golfe du Mexique. Croyant qu’il ne disposait plus d’une flotte suffisante pour défendre la Louisiane, Bonaparte décida de vendre la Louisiane aux États-Unis. Dans l’esprit de Bonaparte (alors premier consul), l’abandon aux États-Unis des immenses territoires conquis dans le Nouveau Monde et le surcroît de puissance que les Américains allaient en retirer devaient avoir pour conséquence inéluctable «de donner à l’Angleterre une rivale maritime qui, tôt ou tard, abaissera son orgueil». La Louisiane, qui représentait un territoire quatre fois plus grand que la France, fut vendue pour 15 millions de dollars, une somme considérable pour l’époque, car elle équivalait une fois et demi le PIB des États-Unis (alors de 10 millions de dollars). Le 10 mars 1804, la totalité de la «Grande Louisiane» passait sous l’administration des États-Unis, qui doublèrent leur superficie. Le 18 mai 1804, Bonaparte devenait empereur des Français sous le nom de Napoléon Ier. 

La langue française s’est maintenue sans entraves durant un demi-siècle, soit jusqu’à la guerre de Sécession (1861-1865). Puis, en 1864, la Constitution de la Louisiane supprima toutes les dispositions juridiques en faveur du français. L’anglais devint la seule langue officielle pour les lois, documents et procès-verbaux, alors que l’article 142 de la Constitution stipulait, pour la première fois, que l’enseignement primaire devait se faire en anglais. Parmi les 155 articles constitutionnels, il n’était fait mention nulle part de la langue des tribunaux. En somme, les Yankees imposaient l’anglais aux Louisianais parce qu’ils avaient pris parti pour le Sud, aux Acadiens parce qu’ils n’avaient pas osé prendre parti pour le Nord et aux Noirs francophones pour les rendre aptes à bien s’intégrer au melting pot américain. En Louisiane, la répression du Nord contre le Sud avait pris un tour «anti-français». Par la suite, le français allait péricliter jusqu’à sa quasi-disparition. 

– La Belgique 

En 1830, les Belges allaient fonder leur propre État, la Belgique, qui imposa le français comme langue officielle. À cette époque, les francophones constituaient environ la moitié de la population. Comme le français était parlé par la noblesse, la bourgeoisie et la classe économique, y compris chez les Flamands, cette langue fut aussitôt privilégiée. Le roi des Belges de 1831 à 1865, Léopold Ier, épousa une princesse française, Marie-Louise d’Orléans (1812-1850), fille du roi de France Louis-Philippe. L’élite francophone de Bruxelles appliqua une politique assimilatrice, avec le résultat que la capitale belge se francisa rapidement. Pour ce qui est de la langue néerlandaise, appelée alors le hollandais, beaucoup s’opposaient à son emploi, même au sein des populations flamandes; c’est que ce néerlandais semblait trop associé aux Pays-Bas. Durant la période 1815-1830, la langue hollandaise était ressentie par le clergé belge (le haut et aussi le bas-clergé) comme un vecteur d’expansion du calvinisme. 

L’aristocratie et la bourgeoisie parlaient donc français, tandis que le peuple parlait flamand ou wallon, brabançon ou les divers autres parlers locaux. Les nouveaux dirigeants pratiquèrent une politique d’assimilation aux dépens des Flamands. Le baron de Stockmar (1787-1863), l’un des proches du roi Léopold Ier, croyait nécessaire d’encourager cette politique linguistique dont l’objectif ultime était l’unité de la nation belge: «Répandre l’usage du français, c’est consolider la nation belge et renforcer la cohésion interne du pays.» Plus tard, sous le règne de Léopold II, soit de 1865 à 1909, la Belgique deviendra une puissance coloniale importante et contribuera à importer la langue française au Congo (Kinshasa), au Rwanda et au Burundi. 

– La Suisse 

Bonaparte avait fait de la République helvétique (1798-1803) un État multilingue avec la reconnaissance formelle de l’égalité des langues allemande, française et italienne. Après la chute de Napoléon, le Congrès de Vienne de 1815 décida de rendre aux pays européens leurs frontières d’avant la Révolution française de 1789, sauf pour certains aménagements. 

Le canton francophone de Neuchâtel adhéra à la Confédération helvétique dès 1814. En 1815, la ville de Genève devenait le 22e des cantons suisses et obtenait du Congrès de Vienne quelque 10 kilomètres carrés gagnés sur la France (entre Versoix et Bossey), ainsi que 24 communes gagnées sur la Savoie. Plus tard, le canton francophone de Vaud rejoindra également la Confédération helvétique. Les nouveaux cantons francophones de la Suisse imposèrent le français et pourchassèrent les «patois» ou variétés du franco-provençal. La Constitution helvétique du 12 septembre 1848 allait instituer la Suisse telle qu’on la connaît aujourd’hui, c’est-à-dire un État fédéral avec comme langues officielles l’allemand, le français et l’italien. En effet, selon l’article 109 (adopté de justesse) de la constitution de 1848: «Les trois principales langues parlées en Suisse, l’allemand, le français et l’italien, sont les langues nationales de la Confédération.» 

Puis Genève acquit un statut international. Un homme d’affaires genevois, Henry Dunant (1828-1910), fut l’un des fondateurs de la Croix-Rouge internationale (1863). Genève devint ensuite le siège de l’Union télégraphique international (1865), le siège de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (1886) et le siège de la Société des Nations en 1919.  En 1894, Pierre de Coubertin fonda le Comité international olympique (CIO), dont le but était de réinstaurer les anciens Jeux olympiques antiques. Le siège du CIO est situé à Lausanne dans le canton de Vaud. Tous ces événements allaient contribuer à répandre le français au sein des organismes internationaux. 

En France, la population était passée de 29,1 millions en 1800 à 29,5 millions en 1805, mais elle augmenta seulement à 30,3 millions en 1815. À cause des guerres, les pertes démographiques pour le Consulat et l’Empire sont évaluées entre 840 000 et 970 000 individus, dont un peu plus de 600 000 Français. La France vit rétrécir ses frontières avec la perte de la Wallonie, de la Lorraine et de l’Alsace. 

Dans le reste de l’Europe, les pays qui avaient été conquis par Napoléon développèrent, rappelons-le, des réactions anti-françaises, ce qui desservit la langue française. En effet, la plupart des pays commencèrent à promouvoir leur langue nationale, particulièrement en Espagne, en Italie et en Allemagne. 

6 Conservatisme et libéralisme (1815-1870) 

Cette période de 1815 à 1870 est caractérisée par les conflits entre les forces conservatrices et les forces libérales. Ces dernières tentaient de s’affranchir des contraintes et cherchaient le changement; les forces conservatrices, au contraire, tenaient au statu quo et à leurs privilèges et cédaient alors à l’autoritarisme. À l’exemple de la vie publique, la langue refléta ces tiraillements: d’un côté, la grammaire s’alourdit de règles; de l’autre, le vocabulaire et la langue littéraire s’affranchirent des barrières de l’Ancien Régime. 

La Restauration (1815-1830) ramena une monarchie constitutionnelle non démocratique avec Louis XVIII (1815-1824) et Charles X (1824-1830). Ce fut le retour à l’Ancien Régime conservateur et réactionnaire. Le renforcement de la politique réactionnaire et autoritaire de Charles X causa même sa perte lors de la révolution de 1830. La bourgeoisie d’affaires libérale porta alors au pouvoir le roi Louis-Philippe (1830-1848), un partisan des idées révolutionnaires et du système capitaliste. Habile, le «roi-citoyen» finit par s’imposer malgré les agitations politiques entre royalistes de l’Ancien Régime, bonapartistes et républicains.  

Sous la monarchie de Juillet (1830-1848) ou sous le règne de Louis-Philippe, le progrès économique s’accéléra, l’industrialisation se généralisa avec l’apparition du chemin de fer et des grandes compagnies, le pays retrouva son prestige avec l’expansion coloniale en Algérie, en Afrique noire et dans le Pacifique. En 1833, le ministre de l’Instruction publique, François Guizot (1787-1874), contribua à mettre en place l’un des plus importants textes de la monarchie de Juillet: la loi Guizot sur l’enseignement primaire. Cette loi répondait à l’article 69 de la Charte de 1830, qui avait prévu qu’une loi porterait sur «l’instruction publique et la liberté de l’enseignement». En vertu de cette loi, chaque département devait entretenir une école normale d’instituteurs et chaque commune devait subvenir aux besoins d’une école primaire. L’article 1er de la loi Guizot se lisait comme suit:
  

Article 1er 

  1. L’instruction primaire est élémentaire ou supérieure.

    2. L’instruction primaire comprend nécessairement l’instruction morale et religieuse, la lecture, l’écriture, les éléments de la langue française et du calcul, le système légal des poids et mesures.

    3. L’instruction primaire supérieure comprend nécessairement, en outre, les éléments de la géométrie et ses applications usuelles, spécialement le dessin linéaire et l’arpentage, des notions de sciences physiques et de l’histoire naturelle applicable aux usages de la vie ; le chant, les éléments de l’histoire et de la géographie, et surtout de l’histoire et de la géographie de la France.

    4. Selon les besoins et les ressources des localités, l’instruction primaire pourra recevoir les développements qui seront jugés convenables. 

Aucun autre article ne portait sur la langue française. Cependant, à partir de 1840, le régime devint de plus en plus conservateur, alors que les mouvements réformistes apparurent comme plus agressifs. Devenu le chef du gouvernement, Guizot, peu sensibilisé aux idées libérales et socialistes, pratiqua une politique autoritaire qui allait déclencher le mouvement insurrectionnel populaire de 1848 et la proclamation de la IIe République. 

6.1 Le conservatisme scolaire  

Du côté de la langue, l’action de l’État refléta les forces contradictoires de l’époque. La création d’un système d’enseignement primaire d’État (non obligatoire) en 1830 releva d’un esprit libéral; cet enseignement s’adressait à tous et prescrivait l’usage de manuels en français (non plus en latin). Cette mesure s’inscrivit dans une politique générale des nations modernes pour lesquelles l’enseignement de la langue nationale constituait le ciment de l’unité politique et sociale. En revanche, la politique des programmes resta foncièrement conservatrice.
  

  Tout l’enseignement de la langue française reposa obligatoirement sur la grammaire codifiée par François-Joseph-Michel Noël et Charles-Pierre Chapsal (Grammaire française, 1823) ainsi que sur l’orthographe de l’Académie française. Les élèves apprirent une énumération d’usages capricieux érigés en règlements qui ne tenaient pas compte des fluctuations possibles de la langue usuelle et où la minutie des exceptions formait l’essentiel de l’enseignement grammatical. Comme la connaissance de l’orthographe était obligatoire pour l’accession à tous les emplois publics, chacun se soumit. La «bonne orthographe» devint une marque de classe, c’est-à-dire de distinction sociale. La maîtrise des règles de la grammaire devint, à partir de 1832, obligatoire pour l’obtention de tout emploi public. Le temps où chacun écrivait comme il voulait était révolu pour faire place à une grammaire et une orthographe «bureaucratisées». 

La Grammaire française de Noël et Chapsal connut plus de 80 éditions jusqu’en 1889. Évidemment, les enfants de la bourgeoisie réussissaient mieux que ceux de la classe ouvrière, qui montraient des réticences à adopter une prononciation calquée sur l’orthographe et dont les écarts ne pouvaient être que des «corruptions» et des «impuretés».  

 

 

 

 

 

 

Source : Loi Molac sur les langues régionales: cette saisine du Conseil constitutionnel qui embarrasse la majorité présidentielle

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