En Chine, quand les jeunes citadins plongent les mains dans la terre

Des citadines s’affairent dans un potager du district de Wuqiang, situé dans la province du Hebei, le 23 décembre 2019.

“Dans le prix, tout est inclus, de l’achat des graines au bêchage, et même l’envoi des légumes par voie postale pour qui n’a pas le temps de venir les récolter.”

Source : En Chine, quand les jeunes citadins plongent les mains dans la terre

Reportage.

En Chine, quand les jeunes citadins plongent les mains dans la terre

Bêcher, planter, biner, cueillir… Une nouvelle génération de Chinois découvre les joies du jardinage dans des potagers partagés qui se multiplient en banlieue des métropoles. Avec des formules à la carte censées répondre, au plus près, à leurs besoins de grand air et d’authenticité.

Comme une nostalgie de la vie à la campagne, la classe moyenne émergente, issue des métropoles chinoises, s’est trouvé une nouvelle passion : les jardins partagés.

À Pékin, à Shanghai, à Canton ou à Shenzhen, si on s’étonne de trouver en semaine, aux heures de bureau, des centres commerciaux toujours bondés, on ne saurait trop dire pourquoi, le week-end, on retrouve ces mêmes citadins se précipiter en banlieue pour se mettre au vert.

“Chaque week-end, c’est la foule des grands jours sur les parcelles horticoles de la ferme”, confirme M. Song, qui dirige le domaine agricole de Baiwang, à Pékin. Chaque année au mois de mars, décrit-il, un peu avant le début du bêchage, les candidats à la location d’une parcelle potagère font la queue pour s’inscrire. Il ne peut malheureusement pas satisfaire toutes les demandes, même si sa ferme est le plus grand domaine agricole du district pékinois de Haidian.

Ces jardiniers du dimanche ont un profil type : des familles avec enfants, qui souhaitent “avoir une expérience de la vie à la campagne et se rapprocher de la nature”.

Zhai Fang, une mère de famille d’une trentaine d’années, loue 800 yuans [100 euros] par an un terrain de 20 m², qui suffit à alimenter sa famille en légumes à tous les repas tout au long de l’année :

“Les légumes qu’on cultive soi-même sont plus frais, on peut les consommer les yeux fermés.”

Soucieux de sécurité alimentaire et de qualité nutritionnelle, les ménages avec enfants de la classe moyenne plébiscitent nettement ces jardins partagés. Mais certains, plus jeunes, s’y mettent aussi.

Forfait “tout en un”

Située dans le district de Haidian, la ferme de Baiwang jouxte le quartier de Xi’erqi, où se concentrent les locaux de grandes entreprises du Net. Logique, donc, que chaque week-end, des visiteurs à l’emploi du temps très minuté viennent s’y essayer à la culture potagère. Ces représentants d’une nouvelle classe moyenne, plutôt jeunes, s’appliquent à prendre en photo le moindre légume, le moindre fruit. “Ils bossent comme des dingues toute la semaine, explique M. Song. Ils ne peuvent venir ici que le week-end.”

La ferme leur propose des forfaits “tout en un”, afin de répondre à la demande de cette clientèle qui désire posséder son propre potager, mais dont les aspirations bucoliques se doublent d’une méconnaissance totale du jardinage.

Les plateformes de réseaux sociaux comme Xiaohongshu (appelé “RED”, à l’international) regorgent d’annonces de domaines agricoles situés en banlieue des grandes villes qui proposent ce genre de service forfaitaire :

“Dans le prix, tout est inclus, de l’achat des graines au bêchage, et même l’envoi des légumes par voie postale pour qui n’a pas le temps de venir les récolter.”

Pour ces services, les tarifs vont de 5 000 à 6 000 yuans pour une année [soit de 640 à 770 euros].

Grâce à cette offre très bien pensée, les jeunes “propriétaires terriens” qui louent une parcelle n’ont pas besoin de suer à grosses gouttes pour arracher les mauvaises herbes ou bêcher la terre, ni de faire de deux à trois heures de trajet quasi quotidien pour surveiller leurs plantations. Il leur suffit de venir faire un petit tour en voiture le week-end lorsqu’ils ont du temps libre, histoire d’avoir, avec leur potager à eux, un “contact direct avec la terre, de sentir le parfum naturel des fleurs et de l’herbe, et de cueillir de leurs propres mains les fruits et les légumes les plus frais qui soient”.

Un jeune homme observe la croissance de légumes dans une serre située près de la mégapole de Chongqing, le 5 septembre 2023.
Un jeune homme observe la croissance de légumes dans une serre située près de la mégapole de Chongqing, le 5 septembre 2023. PHOTO CFOTO/NURPHOTO/AFP

Un nouveau marqueur de classe sociale

De nombreux domaines agricoles ont également mis en place des séances de cueillette et aménagé des terrains de camping ; parfois, ils proposent même des activités éducatives parents-enfants. La souscription à une offre forfaitaire permet à la nouvelle classe moyenne de profiter de tous ces services à la fois. C’est en train de devenir le “nouveau marqueur” de cette classe sociale.

“À partir d’un certain âge, le jardinier qui sommeille en chaque Chinois se réveille…”

C’est ainsi que Zhai Fang justifie sa brusque envie de “louer un lopin de terre”. En 2022, elle a dû rester longtemps confinée. Comme elle s’ennuyait, elle s’est mise à cultiver de l’oignon vert et de l’ail sur son balcon, après s’être renseignée à ce sujet. “Avoir son propre potager, c’était l’assurance d’avoir des produits frais et sains, et les enfants ont adoré. C’était un bon moyen de passer le temps.” Ainsi est né son amour pour le jardin potager ! Et quand elle n’a plus eu besoin de rester enfermée chez elle, elle s’est intéressée à la ferme de Baiwang, située à deux pas de chez elle.

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Elle a eu le choix entre louer son potager de 20 m² contre un loyer annuel de 800 yuans [une centaine d’euros] ou déléguer la gestion de sa parcelle pour 5 000 yuans [640 euros]. Avec deux enfants, elle a préféré la première option, qui permet d’“avoir les mains dans la terre pour produire à manger”. Grâce au rendement de son petit potager, elle a pu réduire ses dépenses alimentaires quotidiennes. Elle avait, certes, pu se faire la main grâce à ses petites plantations sur son balcon. Et la présence de sa mère, venue habiter avec la famille, a fini de la convaincre : “C’est une experte en jardinage, et cela lui permet de passer le temps agréablement.”

Formule “économique”

Ainsi, avec sa mère et ses enfants, Zhai Fang se rend deux ou trois fois par semaine dans son petit potager, plus le week-end pour se détendre avec son mari. Elle a fait ses comptes : “Grâce aux concombres, aux salades et aux tomates qu’on y récolte toute l’année, je peux quasiment couvrir les besoins quotidiens en légumes de notre foyer de cinq personnes.” Chaque mois, elle économise ainsi de 400 à 500 yuans (de 50 à 65 euros) en fruits et légumes frais. “C’est plus intéressant que d’aller faire ses courses chez Sam’s Club [du nom d’une enseigne américaine de magasins-entrepôts] !”

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En juillet, son mari a récolté tout un tas de concombres. “Il en a rempli deux grands paniers ! Comme on n’aurait jamais pu tout manger, on les a finalement vendus aux habitants de notre résidence au prix de 4 yuans le kilo [50 centimes d’euro]. Assez pour rentrer un peu dans nos frais !” raconte Zhai Fang en riant.

Comme elle, Jin Lu, qui approche la trentaine, loue pour 1 500 yuans [190 euros] une parcelle de 100 m² dans des jardins partagés de l’arrondissement de Minhang, à Shanghai. Une formule à la fois “économique” et bucolique.

Les “joies simples” de la campagne

“Dans la municipalité de Shanghai, le moindre séjour à la ferme coûte de 200 à 300 yuans par personne [environ 30 euros], précise-t-elle. Alors que c’est gratuit quand on va visiter son propre jardin potager.” Sa famille aspirait d’autant plus à jouir des “joies simples” de la campagne qu’elle vit entourée de béton et d’acier, ajoute-t-elle.

Jin Lu a par ailleurs calculé qu’avec la location d’un potager elle pouvait “faire d’une pierre trois coups” : d’une part, elle dispose de légumes en permanence, qui ont poussé en plein air, et peuvent être consommés sans souci grâce à leurs bonnes qualités nutritives ; d’autre part, en y emmenant son enfant tous les week-ends pour s’occuper du jardin, c’est l’occasion de faire un peu d’exercice ; et, par-dessus tout, c’est un nouveau lieu de sortie pour “faire prendre l’air” à son enfant.

“Il adore aller au potager. Il participe en apprenant, peu à peu, à réaliser différentes tâches – bêcher, semer, arroser, ajouter de l’engrais, désherber, biner, cueillir…”

Pour Jin Lu, ce champ de légumes est comme un “lieu d’apprentissage naturel entre parent et enfant”. On y fait l’expérience des difficultés du travail agricole, tout en apprenant à chérir la nourriture. “Quand je travaille ici avec lui, c’est plus intéressant et on échange davantage que lorsque je dois l’aider pour ses devoirs.”

La cueillette des tomates dans un jardin potager situé en banlieue de Yibin, une ville située aux sources du fleuve Yangtsé, dans l’ouest de la Chine, le 10 juillet 2023. JIANG HONGJING/XINHUA/AFP
La cueillette des tomates dans un jardin potager situé en banlieue de Yibin, une ville située aux sources du fleuve Yangtsé, dans l’ouest de la Chine, le 10 juillet 2023. JIANG HONGJING/XINHUA/AFP PHOTO JIANG HONGJING/XINHUA/AFP

Les tracas s’effacent

Les membres de la classe moyenne émergente, plus jeunes et moins disponibles, sont souvent séduits par la formule à 5 000 ou 6 000 yuans par an, où l’on délègue la gestion d’un jardin de 40 m².

“Cultiver des légumes n’est pas l’objectif premier ; pouvoir manger des légumes frais et bio n’est que la cerise sur le gâteau. Ce qui compte avant tout, c’est de pouvoir venir s’allonger dans son petit jardin le week-end, dans un cadre enchanteur de cours d’eau et de montagnes verdoyantes, bercé par le chant des oiseaux et le gargouillis des ruisseaux. Un endroit paradisiaque à deux pas de chez soi.”

“Tous les tracas d’une semaine de travail s’effacent soudainement dès que j’empoigne ma bêche”, sourit Yang Zhang, un cadre moyen âgé de 28 ans, qui travaille depuis cinq ans dans une société du Net à Pékin. Le week-end, il prend volontiers sa voiture pour venir “jouer au jardinier le temps d’une journée” sur sa petite parcelle potagère située en périphérie.

Avec leurs formules “tout compris” adaptées aux besoins des personnes, les jardins partagés offrent de véritables stations de recharge mentale pour ces représentants de la nouvelle classe moyenne qui, comme Yang Zhang, manquent non pas d’argent mais de temps libre. Et qui aspirent à “se rendre dans un endroit paradisiaque pour se remettre en forme”, pour reprendre ses termes.

Le week-end, il apprend à bêcher sa parcelle et à tailler les plantes sur les conseils des encadrants de la ferme, ou fait un tour dans sa propre serre pour découvrir les nouvelles pousses qui viennent de sortir. Bien qu’il réside depuis de nombreuses années à Pékin, il n’avait pas réussi à y trouver ses marques. En plus de l’achat d’un logement, devenir “propriétaire foncier” d’un petit lopin de terre, dans une ferme en banlieue, permet aux gens comme lui de mieux s’enraciner dans une grande ville.

Un soir, après avoir bossé jusqu’à 22 heures, Yang Zhang a roulé en voiture jusqu’à la ferme pour décompresser. Là, en pleine nuit, il s’est mis à cueillir des tomates cerises qu’il a englouties machinalement, séduit par leur goût sucré et acidulé. “Ce sont les meilleures tomates que j’ai mangées de toute ma vie !” s’exclame-t-il.

Le temps plutôt que l’argent

Si le principe des jardins partagés [dans les grandes villes chinoises] n’est pas nouveau, ce qui se développe, c’est bien cette possibilité d’en déléguer la gestion pour quelques milliers de yuans par an, très appréciée des nouveaux citadins.

À Pékin, par exemple, si le lopin de terre potagère brut se loue 40 yuans le m2 [5 euros], le prix s’élève à 125 yuans [16 euros] dans le cas d’un potager avec services “tout compris”. Ce n’est certes pas donné, mais le tarif reste acceptable pour cette nouvelle génération – peut-être parce qu’elle a fait sien l’adage selon lequel “ce qui est précieux, c’est le temps, et non l’argent”.

Pour 5 000 yuans par an, ces jeunes gens disposent ainsi d’une parcelle en location, mais aussi des graines, des engrais, etc. Le gérant de la ferme cultive les légumes à leur place, et peut même proposer de “cueillir et de livrer la récolte lorsque le locataire est trop pris par son métier et n’a pas le temps de s’en occuper”.

Au final, Yang Zhang peut se contenter de choisir les fruits et légumes de saison qu’il désire pour pouvoir ensuite récolter “concombres, tomates, poivrons, haricots, aubergines et autres” à intervalles réguliers, de mars à décembre, sans interruption. Son lopin comportant une serre de 20 m², c’est l’assurance pour lui d’avoir des légumes frais même en hiver. Quant aux 20 m² extérieurs, il peut librement y faire du camping.

Pour un prix tout à fait raisonnable, la nouvelle génération issue de la classe moyenne des grandes villes comme Pékin, Shanghai ou Canton est désormais libre de se détendre dans un cadre idyllique.

Les noms de toutes les personnes mentionnées dans l’article sont des pseudonymes.

L’article original a été publié sur le compte Weixin (ou WeChat) du studio Ranciyuan.

Source de l’article
Weixin (WeChat) (Shenzhen)

Weixin est le moyen de communication le plus populaire en Chine. Le groupe Tencent auquel l’application de messagerie par texte, son ou image appartient fait état de plus d’un milliard de comptes. Mais Weixin est aussi une plateforme de blogs qui donne un espace de relative liberté aux Chinois, dans un environnement médiatique très contrôlé. On y trouve parfois des reportages, des témoignages, des opinions, qui sont signalés par les internautes, faisant de cette plateforme un média vivant, qui n’échappe cependant plus à la censure.
Weixin offre par ailleurs tant de services différents dans le domaine du commerce électronique que c’est aussi devenu un moyen de paiement des plus courants en Chine. L’application a aussi été lancée à l’étranger sous le nom de WeChat et offre des services en plusieurs langues étrangères, dont le français et l’anglais.

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