Fin 2022, on espérait que l’économie chinoise – et, par conséquent, l’économie mondiale – était sur le point de connaître un nouvel essor. Après trois années de restrictions strictes des déplacements, de tests de masse obligatoires et de confinements interminables, le gouvernement chinois avait soudainement décidé d’abandonner sa politique du « zéro Covid », qui avait supprimé la demande, entravé l’industrie, perturbé les chaînes d’approvisionnement et provoqué le ralentissement économique le plus important qu’ait connu le pays depuis le début des réformes en faveur du marché, à la fin des années 1970. Dans les semaines qui ont suivi ce changement de politique, les prix mondiaux du pétrole, du cuivre et d’autres produits de base ont augmenté, dans l’attente d’une hausse de la demande chinoise. En mars dernier, juste avant de quitter ses fonctions, le Premier ministre chinois Li Keqiang a annoncé un objectif de croissance du PIB réel d’environ 5 %, de nombreux analystes prédisant qu’il serait bien plus élevé.
Dans un premier temps, certains secteurs de l’économie chinoise ont effectivement progressé : la demande, longtemps réprimée, en matière de tourisme intérieur, d’hôtellerie et de services de vente au détail a contribué à la reprise économique. Les exportations ont augmenté au cours des premiers mois de 2023, et il semblait que même le marché de l’immobilier résidentiel, en difficulté, avait atteint son niveau le plus bas. Mais, à la fin du deuxième trimestre, les données du PIB révèlent une tout autre histoire : la croissance globale est faible et semble s’inscrire dans une tendance à la baisse. Les investisseurs étrangers, méfiants, et les gouvernements locaux chinois, à court d’argent, ont choisi de ne pas profiter de cet élan initial.
Ce revirement est bien plus sérieux qu’une simple prévision un peu trop optimiste qui a raté sa cible. La gravité du problème est révélée par la baisse de la consommation de biens durables et des taux d’investissement du secteur privé en Chine, qui ne représentent plus qu’une fraction de leurs niveaux antérieurs, comme par le fait que les ménages chinois préfèrent placer une partie de plus en plus grande de leur épargne sur des comptes bancaires. Ces tendances reflètent les décisions économiques à long terme des individus, et elles semblent montrer que, en Chine, les individus comme les entreprises craignent de plus en plus de perdre l’accès à leurs actifs, donnant ainsi la priorité aux liquidités à court terme plutôt qu’à l’investissement. Le fait que ces indicateurs ne soient pas revenus aux niveaux normaux d’avant la crise du Covid-19 – sans même parler d’un boom à son terme, comme ce fut le cas aux Etats-Unis ou ailleurs – est le signe de problèmes profonds.
Une maladie systémique
Il est désormais clair que le premier trimestre 2020, marqué par le début de la pandémie, a représenté un point de non-retour pour l’économie chinoise, qui avait commencé à basculer en 2015, lorsque l’Etat a étendu son contrôle. Depuis cette date, la part des dépôts bancaires dans le PIB a augmenté de 50 % et se maintient à un niveau élevé. La consommation de biens durables dans le secteur privé est en baisse d’environ un tiers par rapport au début de l’année 2015, poursuivant son déclin depuis la réouverture de la Chine. L’investissement privé est encore plus faible, avec une baisse historique de deux tiers depuis le premier trimestre 2015, dont une diminution de 25 % depuis le début de la pandémie. Ces deux formes clefs d’investissement du secteur privé continuent d’afficher une tendance à la baisse.
Les marchés financiers et, probablement, le gouvernement chinois lui-même ont négligé la gravité de ces faiblesses qui risquent de freiner la croissance pendant plusieurs années. Il s’agit d’un cas de « Covid long économique ». Tel un patient souffrant de cette maladie chronique, le corps économique de la Chine n’a pas retrouvé sa vitalité et reste léthargique, alors même que la phase aiguë – trois années de confinement, dans le cadre du « zéro Covid », extrêmement strictes et coûteuses – a pris fin. La maladie est systémique, et le seul remède fiable – assurer de manière crédible aux Chinois ordinaires et aux entreprises que l’intrusion du gouvernement dans la vie économique soit limitée – ne peut être mis en œuvre.
Le développement économique dans les régimes autoritaires tend à suivre un schéma prévisible. Il y a d’abord une période de croissance durant laquelle le régime permet aux entreprises politiquement dociles de prospérer, alimentées par les largesses de l’Etat. Mais, une fois que le régime se sent plus fort, il intervient dans l’économie de manière de plus en plus arbitraire. Finalement, face à l’incertitude et à la peur, les ménages et les petites entreprises préfèrent conserver des liquidités plutôt que de faire des placements non liquides. Résultat : la croissance décline de manière persistante.
Depuis que Deng Xiaoping a lancé la « réforme et ouverture » de l’économie chinoise, à la fin des années 1970, les dirigeants du Parti communiste chinois (PCC) ont délibérément résisté à la tentation d’intervenir dans le secteur privé, tenant bien plus longtemps que la plupart des régimes autoritaires. Mais, sous Xi Jinping, et surtout depuis le début de la pandémie, le PCC est rentré dans la norme des Etats autoritaires. Dans le cas de la Chine, le coronavirus n’est pas la cause principale du Covid long économique. Le principal coupable, c’est la réponse immunitaire de la population face à une intervention étatique extrême, qui a freiné le dynamisme économique. Cette crise offre à Washington l’occasion de revoir sa stratégie face à la Chine, et d’adopter une approche plus efficace et moins autodestructrice que celles poursuivies par l’administration Trump et, jusqu’à présent, par l’administration Biden.
« Pas de politique, pas de problème »
Avant la pandémie, la grande majorité des ménages chinois et des petites entreprises privées se reposaient sur un accord tacite : le « pas de politique, pas de problème », en place depuis le début des années 1980. Le PCC contrôle en dernier ressort les droits de propriété, mais, tant que les citoyens restent à l’écart de la politique, le Parti ne s’immisce pas dans leur vie économique. Ce modus vivendi se retrouve dans de nombreux régimes autocratiques qui souhaitent que leurs citoyens soient satisfaits et productifs. Durant ces quatre dernières décennies, il a parfaitement fonctionné pour la Chine.
Lorsque Xi Jinping a pris ses fonctions, en 2013, il a lancé une virulente campagne anticorruption, qui a permis d’éliminer une partie de ses principaux rivaux, tel l’ancien membre du Politburo Bo Xilai. Ces mesures étaient populaires auprès de la majorité des citoyens ; après tout, qui n’approuverait pas le fait de punir les fonctionnaires corrompus ? De plus, elles n’ont pas violé le pacte économique, car elles ne visaient que certains membres du Parti, représentant moins de 7 % de la population.
Quelques années plus tard, Xi est allé plus loin en mettant au pas les géants de la technologie. Fin 2020, les dirigeants du Parti ont fait de Jack Ma un exemple. Ce magnat de la technologie avait publiquement critiqué les régulateurs de l’Etat. Le régime a retardé de force l’introduction en Bourse de l’une de ses entreprises, Ant Group, et l’a banni de la vie publique. Les investisseurs occidentaux ont réagi avec inquiétude, mais, une fois encore, la plupart des Chinois se sont montrés satisfaits ou indifférents. La manière dont l’Etat traite les biens d’une poignée d’oligarques n’a que peu d’importance pour leur vie économique quotidienne.
En revanche, les mesures prises par le gouvernement face à la pandémie ont été d’un tout autre niveau. Elles ont montré, de manière visible et tangible, le pouvoir arbitraire du PCC sur les activités commerciales de chacun, y compris les acteurs les plus petits. En quelques heures à peine, un quartier ou une ville entière ont pu être confinés indéfiniment, des commerces de détail, fermés sans aucun recours, des habitants, piégés dans des immeubles, leur vie et leurs moyens de subsistance suspendus.
Toutes les grandes économies ont traversé une forme de confinement au début de la pandémie, mais aucune d’elles n’a connu quelque chose d’aussi brutal, sévère et implacable que les mesures antipandémiques de la Chine. La politique du « zéro Covid » s’est révélée aussi impitoyable qu’arbitraire dans son application locale, semblant ne suivre que les caprices des responsables du Parti. L’écrivain chinois Murong Xuecun a comparé l’expérience à une campagne d’emprisonnement de masse. Des pénuries de produits alimentaires, de médicaments sur ordonnance et de soins médicaux essentiels ont même touché les communautés riches et connectées de Pékin ou de Shanghai. Pendant ce temps, l’activité économique s’est effondrée. Les ouvriers et les cadres de Foxconn, l’un des plus importants fabricants de produits technologiques destinés à l’exportation, ont fait publiquement part de leur crainte que leur entreprise puisse être exclue des chaînes d’approvisionnement mondiales.
A la merci du Parti et de ses caprices
De cette période il reste une peur généralisée, jamais vue depuis l’époque de Mao – la peur de perdre ses biens ou ses moyens de subsistance, temporairement ou pour toujours, sans avertissement et sans aucun recours. Des expatriés ont témoigné dans ce sens, et les données économiques le confirment. Le « zéro Covid » a été une réaction à des circonstances extraordinaires, et de nombreux Chinois estiment que l’approche radicale de Xi Jinping a permis de sauver plus de vies que l’Occident n’aurait pu le faire. Mais la manière implacable dont les responsables locaux ont mis en œuvre cette stratégie reste omniprésente dans les mémoires.
Pour certains, la décision du PCC d’abandonner le « zéro Covid » fin 2022, après une vague de protestations, signifie que le régime a au moins pris en compte l’opinion publique, même de manière tardive. Cette volte-face a, selon le New York Times, représenté une « victoire » pour les manifestants. Mais on ne peut pas en dire autant des Chinois ordinaires, du moins en ce qui concerne leur vie économique. Un mois avant la fin soudaine du « zéro Covid », de hauts responsables du Parti avaient publiquement fait savoir qu’il fallait s’attendre à un retrait progressif des restrictions sanitaires : mais ce qui a suivi quelques semaines plus tard fut un revirement brutal et total. Ce changement soudain n’a fait que renforcer le sentiment, chez de nombreux Chinois, que leurs emplois, leurs entreprises et leurs routines quotidiennes étaient à la merci du Parti et de ses caprices.
Bien sûr, il y a de nombreux autres facteurs. Les faillites d’entreprises et les prêts en souffrance résultent d’une bulle immobilière qui a éclaté en août 2021 et restent un frein persistant à la croissance, tout en limitant le financement des collectivités locales. Les craintes d’une réglementation excessive, ou pire, demeurent chez les propriétaires d’entreprises de la tech. Les restrictions commerciales et technologiques imposées par les Etats-Unis, tout comme les représailles chinoises, ont fait des dégâts. Bien avant le Covid, Xi avait déjà renforcé le rôle des entreprises publiques et accru la surveillance du Parti sur le secteur économique. Mais le PCC avait également poursuivi certaines politiques favorables à la croissance, notamment avec des sauvetages financiers, des investissements dans le secteur de la haute technologie et un accès facile au crédit. La réponse apportée au Covid, cependant, a clairement démontré que le Parti communiste était le décideur ultime quant à la capacité des gens à gagner leur vie ou à accéder à leurs actifs, et qu’il pouvait prendre des décisions apparemment arbitraires à mesure que les priorités du régime évoluaient.
L’interventionnisme grandissant des autocrates
Après avoir résisté à la tentation pendant des décennies, la politique économique de la Chine sous Xi Jinping a finalement suivi un modèle familier dans les régimes autocratiques. Au départ, ces dirigeants proposent généralement le pacte « pas de politique, pas de problème », garantissant le statu quo dans les affaires à tous ceux qui gardent la tête baissée. Mais, lors de leur deuxième ou troisième mandat, les autocrates négligent de plus en plus les enjeux commerciaux au profit de politiques interventionnistes pour poursuivre des objectifs à court terme. Ils prennent des mesures contre des rivaux politiques ou de grandes multinationales, pour en faire des exemples. Au fil du temps, le contrôle de l’Etat sur les activités économiques s’étend à des parts de plus en plus importantes de la population. Hugo Chavez et Nicolas Maduro, au Venezuela, Recep Tayyip Erdogan, en Turquie, Viktor Orban, en Hongrie, ou Vladimir Poutine, en Russie, ont tous adopté ce modèle.
Lorsqu’un régime autoritaire bien installé viole l’accord « pas de politique, pas de problème », les conséquences économiques sont nombreuses. Confrontés à un climat incertain qui ne dépend pas de leur volonté, les citoyens essaient de se rassurer. Ils conservent leur argent ; ils investissent et dépensent moins qu’auparavant, en particulier pour des biens matériels comme des voitures, des équipements et infrastructures pour les petites entreprises ou des biens immobiliers. Leur aversion grandissante face au risque et leur épargne qui leur sert de sécurité agissent comme un frein à la croissance, un peu comme ce qui se passe après une crise financière.
Pendant ce temps, la capacité du gouvernement à piloter l’économie et à la préserver des chocs macroéconomiques faiblit. Puisque les gens savent qu’une politique donnée peut être appliquée arbitrairement, en étant élargie un jour et annulée le lendemain, ils deviennent moins sensibles aux plans de relance ou autres. Là aussi, c’est un scénario familier. En Turquie, par exemple, Erdogan a ces dernières années fait pression sur la Banque centrale pour qu’elle baisse les taux d’intérêt, ce qui, espérait-il, alimenterait un boom des investissements. A la place, on a vu une montée en flèche de l’inflation. En Hongrie, un important plan de relance budgétaire et monétaire n’a pas réussi à atténuer l’impact économique de la pandémie, malgré le succès de mesures similaires dans les pays voisins.
La même tendance est déjà visible en Chine, parce que Xi a renforcé la réponse immunitaire du secteur privé chinois à toute intervention du gouvernement. Les plans de relance introduits depuis la fin de la politique du « zéro Covid », destinés à stimuler les dépenses de consommation en voitures et autres biens durables, ne sont guère populaires. Et, au premier semestre, la part des entreprises chinoises ayant sollicité des prêts bancaires est restée à peu près aussi faible qu’elle ne l’était en 2021, c’est-à-dire moitié moins que le niveau moyen d’avant le Covid, et ce en dépit des efforts de la Banque centrale et du ministère des Finances pour encourager l’emprunt à taux bas. Faible appétit pour les investissements non liquides et faible réactivité aux politiques macroéconomiques de relance : voilà, en quelques mots, ce qui définit le Covid long économique.
Ralentissement durable de la croissance
Une fois qu’un régime autocratique a perdu la confiance des ménages moyens et des entreprises, il est difficile de la reconquérir. Un retour à de bonnes performances économiques ne suffit pas, car il n’écarte pas le risque d’interventions ou d’expropriations futures. Le talon d’Achille de l’autocrate, c’est un manque inhérent de modération. S’engager sérieusement à limiter son intervention revient à admettre la possibilité qu’on puisse commettre des abus de pouvoir. C’est précisément pourquoi les pays les plus démocratiques adoptent des Constitutions, et que leurs assemblées législatives exercent un contrôle sur les budgets.
De manière délibérée ou non, le PCC est allé plus loin dans la direction opposée. En mars, le parlement chinois, l’Assemblée nationale populaire (ANP), a modifié ses procédures législatives pour faciliter, et non plus compliquer, l’adoption d’une loi d’urgence. Celle-ci ne nécessite désormais plus que l’approbation du comité permanent de l’ANP, composé d’une minorité de fidèles du Parti. De nombreux observateurs extérieurs ont négligé l’importance de ce changement. Mais ses effets pratiques sur la politique économique ne passeront pas inaperçus auprès des ménages et des entreprises, qui seront encore plus exposés aux décrets du Parti.
Résultat : le Covid long économique est plus qu’un frein temporaire à la croissance. Il affectera sans doute l’économie chinoise pendant plusieurs années. Les prévisions plus optimistes n’ont pas encore pris en compte ce changement durable. Comme les prévisionnistes occidentaux et les organisations internationales ont mis en doute les perspectives de croissance de la Chine pour cette année et la suivante, ils se sont focalisés sur des problèmes facilement observables, tels que les craintes des chefs d’entreprise concernant le secteur privé de la haute technologie, ou la fragilité financière du marché de l’immobilier. Ces secteurs particuliers sont certes importants, mais ils comptent bien moins pour la croissance à moyen terme que le Covid long économique, qui touche l’ensemble des consommateurs et des petites entreprises, même si ce syndrome est moins visible aux yeux des investisseurs et observateurs en général (il est sans doute plus évident pour certains analystes chinois, mais ceux-ci ne peuvent pas le faire savoir en public). Bien que des politiques ciblées puissent tenter de résoudre certains problèmes propres à un secteur économique particulier, le mal, bien plus large, persistera.
Ces derniers mois, Bank of America, l’Economist Intelligence Unit et Goldman Sachs, par exemple, ont chacun révisé à la baisse – d’au moins 0,4 point – leurs prévisions de croissance du PIB chinois en 2023. Mais, parce que la persistance d’un Covid long économique n’est pas encore prise en compte et que nombre de prévisions supposent, à tort, que les programmes de relance de Pékin seront efficaces, les observateurs surestiment toujours les perspectives de croissance pour l’année suivante et au-delà. Les prévisions de croissance annuelle du PIB en 2024 par l’OCDE (5,1 %) et le FMI (un plus modeste 4,5 %) pourraient être erronées de 0,5 % ou plus.
Pression continue de Xi
Le secteur privé chinois épargnera plus, investira moins et prendra moins de risques qu’avant ce Covid long économique, et encore moins qu’avant le deuxième mandat de Xi. La consommation de biens durables et l’investissement du secteur privé seront moins sensibles aux politiques de relance. Les conséquences probables seront une économie plus volatile (la politique macroéconomique sera moins efficace pour inciter les ménages et les petites entreprises à compenser les ralentissements) et une dette publique plus importante (il faudra plus de relance budgétaire pour obtenir l’impact souhaité). Celles-ci, à leur tour, entraîneront une baisse de la croissance économique moyenne au fil du temps, en réduisant la croissance de la productivité, en plus de réduire la croissance de l’investissement privé à court terme.
Pourtant, Xi et d’autres dirigeants du PCC peuvent simplement prendre cela comme une confirmation de leur conviction que l’avenir économique du pays repose moins sur le secteur privé que sur les entreprises publiques. Avant même la pandémie, la pression gouvernementale a poussé les banques et les fonds d’investissement à privilégier les entreprises publiques dans leurs prêts, tandis que les investissements dans le secteur privé ont reculé. Les recherches de l’économiste Nicholas Lardy ont révélé que la part des investissements annuels allant aux entreprises du secteur privé chinois avait culminé en 2015, et que la part détenue par l’Etat avait nettement augmenté depuis lors. Le Covid long économique va renforcer cette tendance, pour deux raisons. Premièrement, les investisseurs privés et les petites entreprises pécheront par excès de prudence et garderont des liquidités plutôt que de faire de gros paris financés par des emprunts. Deuxièmement, toute réduction d’impôt ou tout programme de relance visant le secteur privé sera moins rentable dans l’immédiat qu’un investissement dans le secteur public. Ajoutez à cela la pression continue de Xi pour arriver à une autosuffisance en matière de technologies de pointe, ce qui soumet une part croissante des investissements à un contrôle encore plus arbitraire du Parti, et les perspectives de croissance de la productivité et de rendement du capital ne font que s’assombrir.
Conséquences pour le reste du monde
Parmi les responsables américains et leurs alliés, certains considèrent la forte croissance chinoise comme une menace. Ils pourraient donc se réjouir de la maladie actuelle du pays. Mais une économie chinoise à croissance plus lente et moins stable aura également des inconvénients pour le reste du monde, y compris les Etats-Unis. Si les Chinois préfèrent toujours épargner dans les dépôts bancaires plutôt que d’investir, et s’ils dépensent plus pour les services fournis au niveau national par la Chine plutôt que pour des technologies et autres biens durables qui nécessitent des importations, leur excédent commercial avec le reste du monde continuera de croître – qu’importent les efforts d’un Biden ou d’un autre visant à le réduire. Et lorsque surgira une nouvelle récession mondiale, la croissance de la Chine ne permettra pas de relancer la demande à l’étranger, comme cela a été le cas la fois précédente. Les responsables occidentaux devraient ajuster leurs attentes à la baisse, mais ils ne devraient pas trop se réjouir.
Ils ne devraient pas non plus espérer que le Covid long économique affaiblisse l’emprise de Xi dans un avenir proche. Comme Erdogan, Poutine et même Maduro peuvent en témoigner, les autocrates qui enfreignent le pacte « pas de politique, pas de problème » ont tendance à rester au pouvoir malgré le ralentissement – et parfois même la chute – de la croissance. La réalité, perverse, est que les dirigeants locaux peuvent souvent obtenir encore plus de loyauté de la part d’une population souffrante, au moins pendant un certain temps. Dans un environnement économique instable, les récompenses provenant du fait d’être du bon côté politique – et les dangers de se placer du mauvais côté – augmentent, alors que les alternatives à un soutien ou à un emploi venant de l’Etat se réduisent. Xi pourrait prendre des mesures économiques pour boucher les fissures pendant un certain temps, comme Orban et Poutine l’ont fait avec succès, en utilisant respectivement les fonds de l’UE et les revenus énergétiques. Avec des dépenses publiques ciblées et des mesures sectorielles, telles que des subventions au logement public et des garanties sur la fin de la répression gouvernementale contre les entreprises technologiques, Xi pourrait temporairement stimuler la croissance.
Mais cette dynamique ne durera pas éternellement. Comme de nombreux observateurs l’ont souligné à juste titre, le taux de chômage des jeunes en Chine est inquiétant, en particulier parmi les plus éduqués d’entre eux. Si les politiques du PCC continuent de réduire les opportunités économiques et la stabilité à long terme pour les citoyens, le mécontentement contre le Parti montera. Parmi ceux qui en ont les moyens, certains prennent déjà leurs précautions. Face à l’insécurité, ils déplacent leur épargne à l’étranger, délocalisent la production et l’investissement des entreprises, voire émigrent vers des marchés moins incertains. Au fil du temps, l’exil semblera de plus en plus attrayant pour de larges catégories de la société chinoise.
Même si les sorties d’actifs financiers chinois restent pour l’instant limitées, les incitations à long terme sont claires : pour les épargnants chinois moyens, qui détiennent la plupart, voire la totalité, de leur épargne en actifs libellés en yuans, acheter des actifs à l’étranger avait du sens avant même la pandémie. Cela en a encore plus maintenant que les perspectives de croissance intérieure diminuent et que les risques liés aux caprices du CCP augmentent.
Changement politique américain
Les Etats-Unis devraient accueillir cet argent, tout comme les entreprises, les investisseurs, les étudiants et les travailleurs chinois qui partiront à la recherche de meilleures conditions. Mais les politiques actuelles, adoptées à la fois par les administrations Trump et Biden, font le contraire. Elles cherchent à fermer les universités et les entreprises américaines aux étudiants et aux travailleurs chinois. Elles restreignent les investissements étrangers et les entrées de capitaux et elles découragent les entreprises chinoises de s’implanter aux Etats-Unis et dans les pays alliés, que ce soit pour la production ou pour la recherche et le développement. Elles réduisent la pression à la baisse sur le yuan et atténuent, aux yeux des Chinois ordinaires, le contraste entre la conduite de leur gouvernement et celle des Etats-Unis. Ces politiques devraient être inversées.
L’assouplissement de ces restrictions n’implique pas nécessairement la réduction des barrières commerciales, même si cela pourrait profiter à la politique économique et étrangère des Etats-Unis. En réalité, si l’économie américaine réussissait à mieux attirer les capitaux, la main-d’œuvre et l’innovation productifs chinois, ces entrées compenseraient en partie les coûts économiques provoqués par le conflit commercial entre les Etats-Unis et la Chine. Washington n’aurait pas non plus besoin d’édulcorer les restrictions, pour sa sécurité nationale, qui concernent les technologies stratégiques. Pour empêcher les transferts de technologies illicites par les investisseurs chinois, les Etats-Unis et leurs alliés doivent bien sûr restreindre l’accès à certains secteurs spécifiques, tout comme ils limitent certaines exportations sensibles. Mais la plupart des vols de propriété intellectuelle prennent la forme de cybercriminalité et d’espionnage industriel à l’ancienne – c’est-à-dire que, pour la plupart d’entre eux, la réponse passe par d’autres moyens que la restriction d’investissements étrangers.
Supprimer la plupart des obstacles pour les talents et les capitaux chinois ne compromettrait en rien la prospérité ou la sécurité nationale des Etats-Unis. En revanche, il serait plus difficile pour Pékin de maintenir une économie croissante qui soit à la fois stable et étroitement contrôlée par le Parti. Comparée à la stratégie économique actuelle des Etats-Unis envers la Chine, bien plus conflictuelle, restrictive et punitive, cette nouvelle approche réduirait le risque d’une escalade dangereuse entre Washington et Pékin, et elle serait moins source de divisions entre les alliés des Etats-Unis et les économies en développement. Cette approche nécessiterait de faire savoir que les personnes, l’épargne, la technologie et les marques chinoises sont les bienvenues aux Etats-Unis ; à l’opposé des efforts qui les excluent ouvertement.
Plusieurs autres économies, dont l’Australie, le Canada, le Mexique, Singapour, le Royaume-Uni ou le Vietnam, bénéficient déjà d’afflux d’étudiants, d’entreprises et de capitaux chinois. Ce faisant, ces pays améliorent leur propre force économique, tout en affaiblissant l’emprise du PCC sur son territoire. Cet effet serait maximisé si les Etats-Unis leur emboîtaient le pas. Mais s’ils suivent leur voie propre – peut-être parce que la prochaine administration américaine optera pour une confrontation continue avec la Chine ou pour un plus grand isolationnisme économique –, Washington devrait au moins permettre aux autres pays d’offrir une porte de sortie aux Chinois et à leurs activités commerciales, plutôt que de les forcer à adopter les mêmes barrières de confinement. En ce qui concerne le commerce privé chinois, les Etats-Unis devraient chercher à l’attirer plutôt que de le sanctionner, d’autant plus que le PCC exerce un contrôle plus strict sur les entreprises chinoises.
Plus Pékin essaie d’éviter les sorties de tout ce qui est utile à la production économique – par exemple, en maintenant un contrôle strict des capitaux et en limitant les cotations d’entreprises aux Etats-Unis –, plus cela renforce le sentiment d’insécurité à l’origine de ces sorties. D’autres autocrates ont tenté cette stratégie autodestructrice ; beaucoup ont été contraints de maintenir en place, indéfiniment, des contrôles temporaires des capitaux, ce qui n’a fait que pousser les particuliers et les entreprises à faire plus d’efforts pour les contourner. Comme on l’a vu à plusieurs reprises en Amérique latine et ailleurs, y compris lors du déclin final de l’Union soviétique, de telles politiques stimulent presque invariablement davantage de fuites de personnes et de capitaux.
Le Covid long économique qui frappe l’économie chinoise offre ainsi aux décideurs américains une opportunité de changer de stratégie. Plutôt que d’essayer de contenir la croissance de la Chine au détriment de leur propre économie, les dirigeants américains peuvent laisser Xi faire ce travail à leur place et positionner leur pays comme une meilleure alternative et comme une destination accueillante pour les actifs économiques chinois de toutes sortes. Même les responsables bien informés ont tendance à ignorer à quel point cette stratégie a servi les Etats-Unis dans leur affrontement contre des rivaux systémiques au XXᵉ siècle. On oublie souvent qu’il était loin d’être évident, pendant la Grande Dépression, que l’économie américaine puisse surpasser les régimes fascistes en Europe. La même incertitude sur les croissances relatives s’est reproduite pendant une grande partie de la guerre froide. Mais, en dépit de ces incertitudes, les Etats-Unis sont sortis victorieux, en partie parce qu’ils ont maintenu une porte ouverte pour les personnes et les capitaux, en siphonnant les talents et les investissements et, en fin de compte, en retournant contre eux les contrôles économiques des régimes autocratiques. Alors que le PCC se débat avec un Covid long économique qu’il s’est lui-même infligé, cette stratégie d’ouverture mérite d’être relancée aujourd’hui.
L’économiste américain Adam S. Posen est le président du Peterson Institute for International Economics, un think tank non partisan basé à Washington. Cet article est paru le 2 août 2023 en version originale dans la revue Foreign Affairs. © 2023 Foreign Affairs. Distributed by Tribune Content Agency.